Éducation et numérique : il faut former les enseignants à savoir proposer divers usages, inscrire les élèves dans une démarche d'apprendre à apprendre et renforcer la recherche pluridisciplinaire (INRIA, Livre Blanc)
Paru dans Scolaire le jeudi 10 décembre 2020.
L'INRIA (Institut national public de recherche en sciences du numérique) vient de publierun Livre Blanc intitulé "Éducation et numérique – Défis et enjeux". Fruit d'un travail collectif démarré en 2019, ce document s'adresse aux chercheurs, enseignants, responsables de structure de formation, entrepreneurs, journalistes spécialisés et décideurs publics, afin, expliquent les auteurs, de permettre "à chacun de prendre connaissance des questions fondamentales ainsi que des innovations récentes", et de susciter "réflexions et débats sur un sujet majeur qui nous concerne tous en tant que citoyens". Dans ce document, les auteurs disent s'être intéressés particulièrement à "l'indispensable formation aux sciences du numérique" et d'autre part à "l'intérêt ou pas de l'usage pédagogique des technologies numériques (éducation par le numérique)". Ils livrent des recommandations dont certaines en matière d'actions de recherche car, pour eux, l'étude du numérique en éducation peut contribuer à apporter des éléments de réponses à des problèmes de fond que rencontre le système éducatif, du point de vue des inégalités éducatives en termes d'accessibilité au numérique et aux équipements technologiques, de littératie numérique mais aussi de pensée critique. D'autres recommandations visent la formation, à la fois des enseignants, mais aussi des élèves, ou encore le soutien aux solutions numériques alternatives nationales ou européennes face aux systèmes détenus par les géants américains voire asiatiques présentés comme gratuits mais qui posent le problème de la confidentialité des données personnelles.
Parmi les défis majeurs identifiés pour réussir cette transition du numérique éducatif, figure en effet d'abord la formation des enseignants. Les contributeurs du Livre Blanc estiment qu'au-delà de la nécessaire formation aux fondamentaux de l'informatique, les professionnels de l'éducation doivent développer la capacité à analyser les différents usages du numérique dans le contexte des différentes tâches, mais aussi pouvoir intégrer différents types d'outils numériques pour envisager ensuite le potentiel pédagogique de ces outils (pour servir par exemple certains processus d'apprentissage, renforcer la différenciation, les apprentissages collaboratifs...). Alors qu'aujourd'hui, le manque de temps de formation continue aujourd'hui (4 à 10 jours par an) entraîne davantage de la formation à des usages d'outils numériques déjà pensés pour l'éducation au détriment d'une "nécessaire prise de recul", les chercheurs préconisent d'intégrer au sein des INSPÉ de formations plus approfondies à la spécialité numérique et sciences informatiques (NSI) et à la préparation du CAPES informatique, accessibles autant en formation initiale que via un DIU (diplôme interuniversitaire) en formation continue. Cette formation devrait également s'accompagner de formations plus larges en lien avec l'enseignement Sciences numériques et technologie (SNT) pour tous les enseignants au sein des différentes spécialisations.
Le numérique au service de la lutte contre le décrochage
Ce premier axe pourra être au service de l'autre enjeu majeur identifié par les auteurs, tendre vers l'inclusion numérique et la réussite de tous les élèves, pour lequel ils livrent aussi des réflexions et des pistes. Cette inclusion doit se penser en termes de matériel (accès aux équipements et surtout aux réseaux), d'usage (utilisation des outils et acquisition des bonnes pratiques) et de compréhension (bonne utilisation des systèmes utilisés et initiation à la pensée informatique). Le numérique peut par exemple être au service de la lutte contre le décrochage, même si, avertissent les auteurs, "il ne suffit pas de mettre des accès internet et des tablettes numériques dans les classes pour que l'enseignement s'améliore et que l'échec scolaire recule", mais il faut que les outils numériques soient "au service de pédagogies et d'usages réfléchis et évalués pour de meilleurs apprentissages".
On peut utiliser le numérique pour personnaliser les apprentissages (par exemple des algorithmes d'intelligence artificielle pour suivre pas à pas ce que fait l'élève dans un parcours numérique d’activités et lui proposer les activités optimales pour son apprentissage), utiliser le numérique pour des activités qui peuvent permettre de diversifier les stratégies d'apprentissage (par exemple, la réalité virtuelle qui permet l'exploration de différents contextes historiques qui n'aurait pas pu être faite sans cette technologie) et enseigner la science informatique au-delà des notions d'algorithme, de calculateur, de langage, etc., en faisant réaliser des projets collaboratifs de programmation, dans le cadre desquels les élèves peuvent "exprimer leur potentiel dans la recherche de solutions", ce qui peut être utile pour redonner confiance et motivation chez des élèves en difficulté scolaire.
Le numérique au service du développement de l'esprit critique
L'enseignement de l'informatique peut également constituer notamment une bonne façon de développer chez les élèves l'esprit critique et la faculté à "savoir changer d'avis", sur lesquels les auteurs insistent alors que se développent la théorie du complot et des vérités multiples, se généralisent des "infox", montent des intégrismes, etc. Il peut permettre en effet de positionner l'élève comme un acteur, notamment par l'écriture de programmes, la boucle essai-erreur induite dans les tests leur permettant alors d'apprendre "vite à dire je pensais que… mais je m'aperçois que… je vais essayer autre chose."
Des connaissances d'usage dans le domaine du numérique peuvent également participer à cet apprentissage et exercice de l'esprit critique, comme par exemple leur faire comprendre les mécanismes qui régissent le numérique, "notamment les mécanismes de gratuité apparente, de modalités d'accès à l'information, de l'exploitation des données, et donc des biais et de manipulation qui en sont la conséquence". Enfin, l'informatique peut permettre également de les "placer dans une démarche d'apprendre à apprendre" ("on prend confiance, on fait ses propres choix d'usage, on apprend aussi à détourner des outils à d'autres fins").
Développer davantage une recherche pluridisciplinaire
Au-delà des pistes livrées en matière de formation, les auteurs invitent à mener encore des recherches, "sous un angle multidisciplinaire et pas uniquement en termes de matériels et / ou de logiciels comme ce fut et est encore trop souvent le cas". Associer les sciences de l'éducation ou du numérique, ou encore aux sciences cognitives et aux neurosciences, permet d'éclairer les usages du numérique tout en considérant la diversité des contextes, des tâches et des différences interindividuelles dans les activités d'apprentissage médiatisées par le numérique.
Ces recherches doivent permettre aussi de mettre en place des "gardes-fous" face à des risques et des effets négatifs potentiels. Par exemple, la démultiplication des outils peut conduire à une surcharge mentale, ou encore, la personnalisation peut conduire à des comportements non éthiques ou ne respectant pas la vie privée des apprenants ou des formateurs. Les auteurs soulignent dans ce domaine, l'intérêt de s'appuyer notamment sur les neurosciences, parce qu'elles "s'intéressent aux mécanismes neurobiologiques qui sous-tendent la cognition dont les processus d'attention, de perception, de mémoire ou encore des émotions", même s'ils invitent à être "très prudents sur ces aspects dits de neuro-éducation (qui combine les neurosciences, la psychologie et l'éducation en vue de créer de meilleures manières d'enseigner), car "il y a beaucoup d'éléments pseudo-scientifiques sur ces sujets qui méritent d'être démystifiés".
Parmi ces sujets de recherche, il leur apparaît par exemple pertinent d'étudier, du point de vue des sciences du numérique, la question de l'amotivation, qui est l'une des causes de l'échec scolaire.
Soutenir la filière EdTech française pour ne pas voir se détourner l'EN vers des solutions gratuites non garantes de la protection des données
Enfin, les auteurs estiment également important de soutenir la filière industrielle française des EdTechs (innovantes, dynamiques et performantes mais, alors qu'elles ont pu expérimenter et développer leurs produits en France, souvent grâce à l'Éducation nationale, les vendent plus facilement à l'étranger), pour ne pas voir le système éducatif public "rapidement détourné". Car, écrivent-ils, "vu la complexité des conditions d'achat, la solution de déploiement la plus simple est alors d'acquérir du matériel et d'utiliser toutes les applications 'gratuites' mises à disposition par certaines grandes firmes non européennes, sans être trop regardant sur l'usage qu'elles font des données ainsi récoltées".
Soutenir ces EdTechs, ça n'est néanmoins pas accepter leurs solutions sans évaluer leur qualité et leur efficacité, évaluation qui passe par une "indispensable" implication des communautés scientifiques. Et pour faciliter cette évaluation, celle-ci doit être intégrée dès la conception de ces solutions (collecte de données sur l'usage, sur l'apprenant, etc.) et permettre l'amélioration itérative des solutions.
Les chercheurs invitent enfin à créer un observatoire des EdTechs, une plateforme web qui recenserait les dispositifs utilisés dans l'enseignement et la formation, avec des évaluations quand elles existent, une cartographie des équipes de recherche travaillant sur le numérique pour l’éducation, une cartographie des entreprises du secteur et de leurs solutions, un blog listant les innovations du moment, etc.
Le Livre blanc ici
Camille Pons