Le bulletin de salaire d'un enseignant n'est pas un document confidentiel, sauf si... (Conseil d'Etat - une analyse d'A. Legrand)
Paru dans Scolaire le dimanche 15 novembre 2020.
Un arrêt rendu le 4 novembre 2020 par le Conseil d’Etat traite d’une question originale : le caractère communicable ou non des bulletins de salaires des enseignants aux tiers. Même s’il ne s’agit pas d’une question entièrement nouvelle pour la jurisprudence, la présente décision y apporte des indications précieuses et intéressantes.
Un professeur agrégé d’un lycée de Bordeaux suspectait une attitude discriminatoire de son chef d’établissement à son égard. Il avait le sentiment d’être systématiquement désavantagé par rapport à ses collègues lors de la répartition des heures supplémentaires effectuée en début d’année. Il voulait donc déposer un recours devant la justice administrative contre cette répartition, selon lui inégalitaire, mais, pour l’étayer, il avait demandé au recteur communication des bulletins de salaire de cinq enseignants du lycée. Il cherchait en fait à démontrer qu’ils avaient accompli de nombreuses heures supplémentaires qui lui avaient été refusées.
Selon la jurisprudence, en vertu du code des relations entre le public et l’administration, le bulletin de salaire d’un agent public est un document librement communicable à toute personne qui en fait la demande. Mais c’est sous une double réserve : doivent être occultées, avant la communication, toutes les mentions qui porteraient atteinte à la protection de la vie privée de l’agent (par exemple la situation de famille) et toutes celles qui comporteraient des indications sur une appréciation ou un jugement sur sa valeur ou sur sa manière de servir (par exemple le montant des primes non automatiques).
Le recteur avait donc communiqué des bulletins de salaire fortement "caviardés", puisque n’y figuraient que le traitement brut, le grade, l’échelon et l’indice de rémunération. Estimant que ces documents ne présentaient pour lui aucune utilité et qu’ils ne répondaient pas aux questions qu’il se posait ou qu’il posait à sa hiérarchie, le requérant avait adressé au TA de Bordeaux un recours contestant ce qui, pour lui, équivalait à un refus de lui communiquer les documents intégraux : recours rejeté en novembre 2018
Le requérant s’était alors tourné devant le Conseil d’Etat. Après avoir annulé la décision du TA, à laquelle il reprochait de ne pas avoir examiné un moyen tiré d’une violation du principe du contradictoire, dans la mesure où le mémoire en défense du recteur n’avait pas été communiqué au requérant, le Conseil a décidé d’examiner l’affaire au fond ; il vient de rejeter la prétention du requérant dans un arrêt du 4 novembre 2020, bien éclairé par les conclusions (contraires) du rapporteur public Alexandre Lallet, publiées sur ArianeWeb.
Au terme de considérations détaillées, le rapporteur public préconisait la communication des documents demandés. Il estimait que la divulgation des informations demandées, dont la portée était circonscrite, "ne porterait pas atteinte par nature à la protection de la vie privée des agents concernés, dès l’instant qu’elles se rapportent exclusivement à leur activité professionnelle et ne révèlent rien de leur vie personnelle ou familiale, ni d’une appréciation sur leur manière de servir" ; et que la légitimité de la demande de communication, destinée à faciliter l’exercice du droit de recours, l’emportait sur le caractère très modeste portée aux intérêts des enseignants en cause.
La formation de jugement désavoue sur ce point son rapporteur public : « les mentions relatives aux heures supplémentaires et par suite à la rémunération nette sont susceptibles de révéler une appréciation sur la manière de servir des enseignants. Elles comportent ainsi des informations que le recteur a occultées, à bon droit, avant de procéder à la communication des bulletins de salaires ». La requête est donc rejetée.
La décision n° 427401 du 4 novembre 2020 (mentionnée au recueil Lebond) ici
André Legrand