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Jeu à l'école : il faut accepter que des apprentissages se fassent sans que l'enseignant les maîtrise (Vanessa Desvages-Vasselin, CIRNEF)

Paru dans Scolaire le mercredi 21 octobre 2020.

Il faudrait proposer aux enseignants une formation professionnelle au et par le jeu, formation qui intégrerait des pratiques du jeu, une analyse théorique du jeu, une analyse des situations de jeu, une confrontation des différents aspects du spectre du jeu. Telle est la recommandation formulée par Vanessa Desvages-Vasselin, professeure des écoles et docteure en Sciences de l'éducation (CIRNEF, Centre interdisciplinaire de recherche normand en éducation et formation, université Rouen-Normandie). Celle-ci intervenait à l'occasion d'un atelier hier mardi 20 octobre 2020, dans le cadre du colloque "Le jeu : entre familles et institutions. Approches pluridisciplinaires des acteurs, des territoires et des enjeux sociaux". Ce colloque était organisé à distance par l'université de Bordeaux et le laboratoire Cultures éducation et sociétés (LACES) ces 19 et 20 octobre 2020 autour de 4 axes "à explorer" : "jeu, qui es-tu ?", le jeu et ses usages sociaux sous l'angle des spatialités ("jeu, où es-tu ?"), le jeu comme vecteur de diffusion du genre ou des stéréotypes ("dis-moi à quoi tu joues, je te dirai qui tu es") et les politiques intersectorielles qui mobilisent le jeu pour atteindre différents publics ("jeu, qui sers-tu ?). Vanessa Desvages-Vasselin se fonde, pour cette recommandation, sur un travail de recherche qu'elle a mené dans l'académie de Caen, à l'occasion de la réforme des rythmes scolaires en 2013 : une étude comparative de deux cas, deux enseignants qui jouaient dans leur classe à l'école primaire. La chercheuse avait entre autres observé que des détournements de jeux, en vue de les "légitimer" auprès des parents et de l'institution, conduisaient parfois à des apprentissages "plus dilués" que dans dans le cadre de jeux "libres", voire à une perte des apprentissages en même temps que celle du jeu en lui-même (la convivialité, le plaisir...).

Cette étude comparative, qui concernait un enseignant en ULIS (Unité localisée pour l'inclusion scolaire) et une professeure des écoles, tous deux motivés pour introduire le jeu dans leurs salles de classe, a été menée en trois temps : des entretiens avec les enseignants pour identifier leur rapport au jeu (4 au total), des observations in situ, avec également de prises de vue avec une caméra pour aussi capter les attitudes des élèves, puis une autre série d'entretiens pour réaliser une "analyse du discours d'après-coup".

Apprentissage "non conscient" par le jeu = acquisition de davantage de savoirs transversaux ?

Pour la chercheuse, il faut en effet apprendre aux enseignants à s'approprier le jeu dans le cadre de l'apprentissage pour éviter que ce dernier perde de son sens dans ces pratiques. Cette formation, dont elle "ne sai[t] pas si l'institution scolaire serait prête à [la] proposer", permettrait d'aborder les questions suivantes, "Est-ce le jeu qui pose problème ou le savoir disciplinaire ? Quel est le problème ludique, quel est le problème didactique ?" et de former à la "conceptualisation d'une grille de savoirs : à quoi les élèves jouent-ils et pourquoi ?".

Celle-ci a en effet observé des écarts entre les intentions et la mise en œuvre. Cette observation a notamment concerné l'une des deux pratiques de jeu utilisée par l'enseignante Emy avec ses CE2, l'utilisation de Problémo, jeu de plateau qui permet de travailler la résolution de problème et constitue une sorte de mix entre le jeu de l'oie et du Trivial Pursuit. Premier constat concernant ce jeu détourné pour appréhender la géométrie : les situations complexes (répondre à une question, par exemple, pour pouvoir décoller de la première case, ce que certains enfants n'ont jamais réussi à faire) ont amené l'enseignante à accompagner, guider, donc à "rompre le contrat didactique", puisque celle-ci "intervient, reformule pour essayer de faire décoller les enfants". Deuxième constat, les enfants n'ont jamais perçu celui-ci comme un jeu, "parce qu'ils ont perçu le caractère extrêmement didactisé du jeu", alors que la deuxième forme qu'elle a utilisée dans sa classe, l'accès donné en toute autonomie à un deuxième groupe à des jeux de logique (casse-têtes, équivalent du Master mind...), tout comme le jeu utilisé par Jean en ULIS, le jeu de commerce La guerre des moutons, a en revanche présenté "toutes les caractéristiques du jeu" (frivolité, incertitude, décision, second degré, règles, Problémo n'ayant affiché que les deux derniers critères).

À ces "apprentissages conscients et structurés" avec "un guidage fort" se sont donc opposés des jeux avec des apprentissages non conscients, ces derniers s'étant révélés plus riches sur plusieurs plans : ainsi, la chercheuse observe que le "délestage" (le jeu "libre" avec les casse-têtes dans un "espace informel", où ils font comme "ils veulent", "s'arrêtent", "trichent"...) apparaît "plus riche en apprentissages, alors que Problémo, au final, dilue les apprentissages car les élèves s'investissent moins, parce que le jeu représente un problème didactique". De même, Problémo n'a "révélé que du savoir disciplinaire", alors qu'a contrario les deux autres (casse-têtes et La guerre des moutons) ont "révélé des savoirs transversaux", observe encore la chercheuse, même si, "malgré tout, les enfants ont trouvé un vrai plaisir dans les trois jeux" (dans le cas de Problémo, le plaisir étant seulement au contexte, un cadre "non scolaire", en groupe, et des enfants "ravis de partager un moment avec leur enseignante").

Des apprentissages parfois "dilués" quand le jeu est trop détourné pour le légitimer

Cet écart entre les intentions et la mise en œuvre est dû, selon la chercheuse à la représentation symbolique que s'est construite l'enseignante – le professeur maîtrise, il maîtrise les enfants, il maîtrise le temps, les bruits, les corps... - et son besoin de légitimer le jeu auprès des parents et de l'institution. L'enseignante, d'ailleurs, en présentant son introduction du jeu dans sa classe, n'a pas fait référence au plaisir, à la convivialité du jeu mais au contraire a expliqué qu'elle cherchait seulement "à travailler la logique", alors que son alter ego Jean visait aussi comme objectif, au-delà d'apprendre à ses élèves à mettre en œuvre une stratégie en découvrant ce qui marche ou pas, à ce qu'ils prennent du plaisir, une "notion, pour lui, constitutive du jeu". "Emy est tiraillée entre la logique de plaisir - elle aime les jeux de société et veut introduire davantage de jeux dans sa classe - et la logique de légitimation du jeu, par le fait qu'il doit être justifiable aux yeux des parents et de l'institution", commente encore Vanessa Desvages-Vasselin. "Le poids de l'institution scolaire et le besoin de légitimation sont tellement importants que l'enseignante se sent obligée de faire du jeu 'sérieux' - Jean étant dans un cas particulier, les attentes pour les élèves en ULIS n'étant pas les mêmes donc le poids de l'institution non plus -. Mais il est tellement détourné pour servir les apprentissages, qu'au final on y perd les apprentissages et le jeu".

C'est parce que ces enseignants sont confrontés à cette "posture d'équilibriste parfois très difficile à tenir" (maintenir un équilibre entre jeu et apprentissage) que la formation professionnelle à et pour le jeu lui apparaît nécessaire pour "développer des compétences ludiques professionnelles". "Il n'y a pas de problème à détourner un jeu pour l'apprentissage, encore faut-il savoir ce que l'on propose aux enfants." De même, il faudrait, selon elle, interroger aussi "la représentation symbolique de ce qu'est le maître d'école", également l'expression du corps (on ne laisse pas les enfants s'exprimer par le corps, par peur du bruit, des débordements, etc.). "Qu'est-ce qui légitime par exemple, de demander à des enfants qui entrent en 6e de ne plus vivre avec leur corps ?", interroge la chercheuse.

Camille Pons

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