"Le baccalauréat en mode Blanquer : une insulte aux exigences républicaines" (une tribune de B. Defrance)
Paru dans Scolaire le vendredi 22 mai 2020.
Bernard Defrance, philosophe, notamment auteur de "Le plaisir d’enseigner" et de "Sanctions et discipline à l’école", nous a adressé cette tribune que nous publions bien volontiers. Selon la formule consacrée, les opinions de l'auteur n'engagent pas la rédaction.
"J'ai beau lire et relire les conditions dans lesquelles le baccalauréat va être passé cette année, je ne vois strictement rien qui concerne les candidats dits "libres". Lesquels n'ont évidemment pas bénéficié de contrôle continu... Or, cette possibilité de se présenter à cet examen en candidat libre correspond à une tradition républicaine. J'ai connu des cas d'élèves qui le passaient avec un an d'avance, étant encore en classe de première ! et d'autres qui le repassaient de cette manière, après un premier échec, lassés de l'infantilisme général auquel dans l'univers scolaire ils avaient le sentiment d'être constamment soumis, certains plusieurs années après. Et, il fut un temps où ces candidats pouvaient conserver le bénéfice de "bonnes" notes obtenues lors du premier examen, pendant cinq ans après, de même d'ailleurs que les redoublants restés en lycée.
Rien de tel ici dans l'invraisemblable organisation prévue cette année. Et je me permets donc de tirer la sonnette d'alarme ! et, de fait, n'importe quel candidat aujourd'hui inscrit à l'examen au titre de candidat libre pourra se porter en justice pour faire annuler la totalité de la procédure prévue...
Par ailleurs, il est évident que le contrôle continu, tel qu'il est mis en oeuvre aujourd'hui, est une vaste fumisterie : toutes les études docimologiques montrent que les variations de notations d'un professeur à l'autre, dans les mêmes disciplines, renforcent considérablement les inégalités sociales, culturelles et géographiques entre les élèves. Et puis, il semble que dans les dispositifs prévus, ce serait la moyenne des deux moyennes des premier et second trimestres qui serait prise en compte : on atteint là le sommet de la stupidité la plus totale. J'ai en effet la faiblesse de croire - et je l'ai cru pendant mes 35 ans d'enseignement - que les élèves viennent au lycée pour s'instruire : pour prendre l'exemple de ma discipline, je ne m'attendais évidemment pas à ce qu'ils sachent déjà, au premier trimestre, ni même au second, réaliser un des exercices, dans une discipline dont ils ignoraient tout en arrivant en classe terminale, les plus difficiles de toute leur scolarité. En philosophie, en effet, tout se passe comme si, en musique, on ne se contentait pas de dictée musicale et d'interprétation d'un morceau et de quelques connaissances sur les compositeurs, mais on demandait une composition musicale originale, et audible si possible ! J'avais donc quelques difficultés à faire comprendre à mes élèves que le 3 ou le 5 à leurs premières tentatives de dissertation étaient de "bonnes" notes ! Ils s'étaient jetés à l'eau sans savoir vraiment nager et ne s'étaient pas noyés ! Et donc que leur parcours serait, s'ils consentaient à entrer dans cette aventure extraordinaire qu'est le penser par soi-même, sauf accident, 5 (environ) au premier trimestre (ils ne savaient pas), 10 au second (ils commencent à savoir), 15 au troisième et, logiquement, 20 à l'examen final.
Et donc, si les cervelles (apparemment instruites, non ?) du ministère imposent la moyenne des moyennes des premier et second trimestres, c'est tout simplement la négation de tout travail d'instruction et d'apprentissage, et dans la quasi totalité des disciplines la négation de tout programme à parcourir dans le laps de temps d'une année scolaire. Et puis, pour conclure sur la profonde bêtise de ces projets de bac en pseudo contrôle continu, prenons le cas de trois élèves : le premier, parcours normal 5, 10, 15 et, pourquoi pas, 20 à l'examen (un nombre non négligeable de mes élèves effectuaient ce parcours à quelques nuances près : ils ne savaient pas, ils ont appris), cela donne à la sauce Blanquer : 7,5 ! et sur l'année 10 ; le second élève (redoublant sans doute qui, pour des raisons multiples, s'effondre en cours d'année), 15, 10, 5... sauce Blanquer 12,5 et moyenne annuelle 10 ; quant au troisième, qui sait que : "mais, m'sieur, j'ai la moyenne !", c'est-à-dire qu'il n'est pas vraiment utile de fournir beaucoup d'efforts pour obtenir le diplôme (imaginons le médecin qui vous soigne avec la "moyenne" ou le garagiste qui s'excuse en invoquant la "moyenne" des réparations...), 10, 10, 10, moyenne ... 10. Ces trois élèves, à moyenne annuelle identique, n'ont évidemment strictement aucun rapport l'un avec l'autre... et même, à la sauce Blanquer, c'est le meilleur qui a la note la plus basse ! Cette dictature des moyennes est d'une absurdité totale : on ne fait pas, pour enregistrer un record en saut à la perche par exemple, la "moyenne" des sauts effectués par le champion en une ou deux années avant la compétition !
Enfin, qui ne voit qu'à l'évidence, pour ce qui est d'évaluer les savoirs, connaissances et compétences, l'entraîneur, l'instructeur, l'enseignant, est le plus mal placé puisqu'il devrait juger des résultats sur ses élèves de sa propre compétence à entraîner, instruire et enseigner : nul ne saurait être juge et partie (principe du droit indiscutable) et on n'a jamais vu un entraîneur sportif jouer les arbitres entre deux équipes dont l'une serait celle dont il s'est occupé. Et si bien sûr je chronomètre, note, mes "athlètes" pendant leur entraînement, ce n'est pas moi qui juge in fine, et mes notes d'entraînement n'ont aucune incidence sur le résultat final. Le contrôle continu, tel qu'envisagé par le ministre, juge seulement de la capacité des élèves à se conformer à ce qu'ils croient que le maître attend d'eux, à leur capacité à deviner ce que le maître a "derrière la tête" : chantage permanent, dont les enseignants ne sont évidemment pas responsables, ni même conscients, mais inscrit dans la structure institutionnelle elle-même.
Le contrôle continu, s'il est effectué par ceux qui ont enseigné, juge les enseignants et non les élèves. Cela ne signifie évidemment pas que l'examen terminal, où l'élève joue un an voire beaucoup plus de son existence en trois ou quatre jours, soit plus justifié : il vaut mieux ne pas avoir une simple rage de dents ces jours-là ou ne pas s'être fait "jeter" par son copain ou sa copine la veille... Il est clair que le baccalauréat comme examen ponctuel et final n'a jamais sanctionné un degré quelconque de savoirs, savoirs-faire, de culture et encore moins de conscience civique chez nos élèves. Le ministre est bachelier, semble-t-il, mais le diplôme n'est bien sûr pas, et pour personne, garantie d'intelligence.
Les solutions existent depuis longtemps : évaluation formatrice interne, validation externe des acquisitions, bilan général des connaissances et compétences acquises en fin de parcours, en forme de blason, de livret qui les répertorie, et avec lequel on peut postuler pour des études supérieures ou directement sur le marché du travail. Il est temps de renoncer radicalement aux diplômes, dont le mode de délivrance est une insulte permanente aux exigences scientifiques et républicaines les plus élémentaires, et qui sont probablement la principale cause des blocages de notre société, notamment la hiérarchie imbécile des tâches et fonctions crûment révélée dans cette crise sanitaire.