Quel crédit accorder aux "preuves scientifiques" en éducation ? E. Gentaz s'interroge sur la qualité du débat en France
Paru dans Scolaire le dimanche 17 mai 2020.
Pourquoi n'entend-on que certains experts lorsqu'on débat des méthodes de lecture, des effets des écrans, des châtiments corporels, de l'ensemble des sujets qui touchent au développement de l'enfant ? Edouard Gentaz (professeur de psychologie du développement, Université de Genève et CNRS) pose la question dans les deux derniers numéro de l'A.N.A.E. dont il est rédacteur en chef. Bien qu'il ne cite pas explicitement le Conseil scientifique de l'Education nationale et Stanislas Dehaene, il est clair qu'il les vise.
Le modèle actuellement dominant en éducation est celui des "Evidence based Policies", les politiques fondées sur des preuves scientifiques, largement inspiré de la démarche utilisée en médecine pour mettre à disposition des cliniciens les résultats de la recherche publiés dans la littérature scientifique et identifiés par un organisme indépendant, Cochrane. "Malheureusement une telle organisation internationale indépendante n’existe pas vraiment dans le domaine de l’éducation." De plus, les médecins connaissent aujourd'hui "les limites des seules preuves scientifiques", ils savent qu'il convient "de combiner l’évaluation critique des preuves avec les valeurs et les préférences des patients par le biais d’une prise de décision partagée (...). Les bonnes décisions thérapeutiques ou bonnes pratiques pédagogiques doivent se fonder non seulement sur l’ensemble de preuves disponibles (études expérimentales, observations, etc.) mais aussi sur le contexte et les caractéristiques des patients ou des élèves." Edouard Gentaz en conclut "qu’il est nécessaire de reconnaître pleinement l’expertise et les savoirs acquis par les professionnels dans leur prise de décision".
Il invite d'ailleurs le lecteur à se reporter à l'éditorial qu'il avait déjà signé dans un numéro précédent de la revue, dans lequel il critiquait explicitement le "guide orange", publié par le ministère de l'Education nationale et "fondé sur l’état de la recherche pour enseigner la lecture et l’écriture au CP". Mais "toutes ces recommandations pédagogiques" étaient-elles effectivement fondées sur les résultats de la recherche ?" Non. Une telle publication "risque de ne pas faire évoluer les pratiques vers les pratiques les plus efficaces" mais encore "d’aboutir à un discrédit très fort de la recherche" d'autant qu'elle est l'illustration du fonctionnement de notre système "ultracentralisé, pyramidal et descendant". Le chercheur plaidait pour "un guide partagé qui ferait consensus aussi bien chez les chercheurs que chez les enseignants".
Dans ce réquisitoire, le chercheur met aussi en cause les journalistes qui ne prennent pas toujours le temps d’identifier les véritables experts, et ne distinguent pas ceux qui publient dans des revues scientifiques à comité de lecture, dans des magazines grand public ou des ouvrages (dont le succès ne garantit en rien la scientificité, ndlr). Il dénonce encore le parisianisme et il évoque la responsabilité des chercheurs eux-mêmes qui ne considèrent pas que la participation au débat public fait partie de leurs fonctions.
L'éditorial du n°160 ici, du numéro 164 ici, du numéro 165 ici
Le site de la revue ANAE (Approche neuropsychologique des apprentissages chez l'enfant) ici