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Comment l'origine culturelle des élèves entre en compte dans leur prise en charge (revue Agora Débats / Jeunesses)

Paru dans Scolaire, Culture le mardi 03 mars 2020.

Attitudes d'équipes éducatives qui reflètent des a-priori envers des migrants roms, recours de la part des acteurs à des conceptions implicitement culturalistes, qui leur permettent de justifier les difficultés de certaines catégories d'élèves, échec scolaire plus promptement attribué à des déterminants culturels en Polynésie française au détriment d'une prise en compte des rapports sociaux dans un contexte postcolonialiste, des enseignants qui, pour une grande partie, recourent à la culture pour décrire leurs élèves musulmans et expliquer certains de leurs comportements... Dans un dossier consacré aux notions de "cultures" et de "culturalisme" dans la prise en charge des jeunes, le numéro 84 de la revue Agora Débats / Jeunesses de l'INJEP (Institut national de la jeunesse et de l'éducation populaire), paru en février 2020, présente, au travers de plusieurs analyses s'appuyant sur les résultats de recherches empiriques, la réalité de la prise en charge à l'école, dans des contextes sociaux différents, de migrants ou élèves présentant des altérités culturelles. Une prise en charge qui ne reflète pas nécessairement celle portée par les textes officiels de l'éducation nationale, textes qui ne reconnaissent pas les cultures propres des élèves au nom d'une conception égalitaire de l'éducation. Ces textes, expliquent les coordinatrices du numéro, Lila Belkacem et Séverine Chauvelle (sociologues, université Paris-Est Créteil), "font apparaître plusieurs analogies : ils montrent la tension entre, d'une part, la norme scolaire – plus largement républicaine – supposée égalitaire et aveugle aux 'différences', et, d'autre part, le regard et la prise en charge différentialistes".

Un premier texte de Swanie Potot (sociologue, chargée de recherche au CNRS, directrice de l'unité de recherches migrations et société, URMIS), met en lumière, à partir du cas d'enfants dits roms roumains, la manière dont se construit leur stigmatisation au sein des dispositifs institutionnels, à partir de la désignation d'une "culture rom". Celle-ci observe que dans le cas de la prise en charge de ce public, "la catégorisation par les fonctionnaires de l'éducation nationale intervient en filigrane dans de nombreuses interactions", même si le recours à la culture "n'a pas vocation à dénoncer mais au contraire à tenter de prendre en compte la différence pour mieux la gérer". Le recours aux accompagnants bénévoles est un marqueur fort de cette orientation, constat étant qu'il "est souvent fait appel à eux pour suivre la scolarité des enfants et faire le lien avec les familles, car beaucoup considèrent que 'dans leur culture, c'est pas pareil, la place des enfants est différente', cet intermédiaire étant jugé notamment utile pour expliquer aux parents qu' "en France, l'école c'est obligatoire, c'est pas au bon gré du petit".

Le poids de l'immersion dans un contexte national hostile à la présence des roms ?

D'autres fois, c'est un médiateur bénévole que l'on convoque "pour faire entendre aux familles qu'il existe une frontière entre leur vécu quotidien, considéré comme relevant de leur culture, et l'espace républicain de l'école, où d'autres règles s'appliquent". L'une des explications avancées par l'auteure pour comprendre ce recours à des activités particulières et à des intervenants extérieurs, alors que ces équipes pédagogiques "n'expriment jamais de racisme explicite", est qu'elles "sont immergées dans un contexte national majoritairement hostile à la présence des migrants roms et qui ne cesse de dénoncer leurs pratiques comme antisociales". La chercheuse cite d'ailleurs le cas d'une CPE qui règle une rixe en renvoyant le comportement jugé agressif d'un enfant à sa culture et à ce qui se fait dans le camp, sans ouverture sur une autre explication et véhicule ainsi "sans le vouloir les stéréotypes dominants".

Pourtant, pour ces équipes éducatives, l'école semble avoir "cette capacité à les émanciper du déterminisme social qui pèse sur leur groupe d'appartenance" et si elles qualifient la différence sur le mode de l'ethnicisation, c'est "pour s'engager à la faire disparaître et à donner à ces enfants les mêmes chances qu'aux autres". Mais, regrette la chercheuse, ce travail qui consiste à révéler les divergences culturelles dont ces enfants seraient porteurs afin de les neutraliser, parce qu'il "s'inscrit en réalité dans la durée", donne en fait "de l'épaisseur à la frontière sociale [que les fonctionnaires] entendent abolir". Et, conclut-elle, "non seulement cette dynamique éloigne l'objectif à atteindre, mais certains ont montré qu'elle avait pour conséquence des expériences de relégation sociale pour les individus concernés".

En Polynésie française, la difficulté scolaire attribuée promptement aux carences du milieu

Une autre analyse met en évidence la façon dont l'institution tend à attribuer aux déterminants culturels la difficulté scolaire en Polynésie Française, territoire marqué par une déscolarisation précoce (dès la classe de cinquième et quatre fois plus élevée qu'en métropole), et où 40 % des jeunes sont identifiés comme étant en situation d'illettrisme lors des tests de la Journée défense citoyenneté (JDC). L'auteure de l'article, Marie Salaün (anthropologue, université de Paris, URMIS) cite entre autres un passage d'un rapport de l'Inspection générale qui incriminait dès 2007 ces déterminants culturels : "la conscience encore faible des enjeux d'un parcours d'élève réussi [explique une] forme de désinvolture à l'égard de l'obligation scolaire. […] Le rapport à l'école dans la société polynésienne est resté marqué jusqu’à une date récente par des valeurs d’utilité immédiate en liaison avec les besoins de l’environnement. […] pourquoi faire des efforts puisque la ressource naturelle maritime est généreuse et qu’il est nul besoin de prolonger ses études au-delà d’un viatique élémentaire ?".

Parmi donc les idées qui prédominent : ce n'est pas l'école qui est en cause, ce sont les familles, avec une incapacité des parents à exercer l'autorité parentale (l'enfant serait "roi") et une inadaptation de certains d'entre eux aux nouvelles conditions de vie engendrées par un changement social rapide. Or, regrette l'auteure, ce type "d'explication" "occulte ce qui se joue vraiment à l'école en masquant le poids des variables socio-économiques et en éludant la question de possibles discriminations ethnoraciales". Elle regrette aussi l'occultation de l'héritage colonial qui laisse dès lors "le champ libre à une analyse culturaliste simpliste". Or, souligne-t-elle encore, attribuer la dimension conflictuelle des rapports sociaux "à une altérité fondamentale ou ontologique, c'est faire oublier que cette altérité – et donc les éléments culturels qui la définissent – est produite pour partie par des rapports politiques".

L'islam perçu comme un "problème" dans le champ scolaire

Enfin, une autre sociologue, Géraldine Bozec (université Côte d'Azur, URMIS) montre, en s'appuyant sur une double enquête menée au milieu des années 2000 puis dans les années 2010 sur le rapport des enseignants à l'islam, comment l'islam s'est construit depuis les années 1990 comme "problème" dans le champ scolaire, même si, entre 2012 et 2017, se sont amorcées des tentatives pour défendre "une laïcité plus apaisée et moins centrée sur la religion musulmane", avant de voir à nouveau "émerger une forte politisation du 'problème' musulman à l'école, autour notamment des prises de position du ministre de l'éducation nationale, Jean-Michel Blanquer".

L'école, observe la sociologue, a constitué un des principaux champs d'action publique dans lequel ce "cadrage musulman" des problèmes publics s'est manifesté. Ainsi, débats publics et discours médiatiques récurrents dès l'affaire du foulard en 1989 à Creil, "qui représente un tournant dans la manière dont la scolarisation des enfants d'immigrés est pensée", apparition du thème du "communautarisme" dans la circulaire de 1994 relative aux signes religieux ostentatoires où le port du voile à l'école est associé à un risque "d'éclatement de la nation en communautés séparées, indifférentes les unes aux autres, ne considérant que leurs propres règles et leurs propres lois", puis à partir de 2002, rapports, ouvrages médiatisés, discours d'instances comme le HCI et la commission Stasi, jusqu'à l'adoption de la loi de mars 2004 prohibant les signes manifestant de manière ostensible l'appartenance à une religion, ont nourri "la vision d'une institution scolaire menacée par le fondamentalisme musulman", décrit la chercheuse, qui déplore que "cette forme de culturalisme scolaire a ceci de spécifique qu'elle est avant tout nourrie par des représentations négatives et par des peurs, loin de la tonalité plus positive qui avait prévalu dans les années 1970-1980 à l'égard des 'cultures immigrées' ".

Forte représentation négative de l'islam mais variable selon les contextes et profils des enseignants

Celle-ci évoque "la prégnance d'une représentation culturaliste de la religion musulmane, perçue, sur le mode de l'évidence, sous l'angle des 'problèmes' qu'elle pose nécessairement à la laïcité scolaire", même si, nuance-t-elle, la représentation de l'islam n'est pas la même, "non seulement en fonction du contexte de l'établissement, mais aussi des trajectoires et profils des enseignants" (orientations idéologiques, donc politiques, religieuses, syndicales, significations qu'ils associent à leur métier, sens qu'ils peuvent donner à leur implication dans les écoles populaires). Parmi ses principales observations, figure celle que beaucoup d'entre eux, qu'ils soient de droite ou de gauche, "s'alarment de manière comparable face à divers signes, tous interprétés sous l'angle de la radicalisation religieuse" (références faites par les élèves à la religion musulmane en classe, demandes croissantes de régimes alimentaires spécifiques, réticences des parents à l'égard de la visite d'une église...), les attentats de 2015 et de 2016 ayant "exacerbé cette vision", même si certains, souvent engagés dans des organisations syndicales et / ou des mouvements politiques de gauche et d'extrême gauche, montrent une volonté conscientes de lutter contre toute forme de stigmatisation de la religion musulmane.

Si ces catégorisations négatives de l'islam sont répandues, à l'image de ce qui transparaît dans les discours publics et les représentations sociales ordinaires dans la société française actuelle, la chercheuse souligne néanmoins que ces catégorisations "n'ont pas toujours d'effets pratiques" et que "les situations scolaires, les incidents et les conflits liés à la religion musulmane sont plutôt rares, sinon exceptionnels".

La revue Agora Débats /Jeunesses de février 2020 et son dossier "Cultures et culturalisme dans la prise en charge des jeunes" ici

Camille Pons

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