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Le système éducatif français est bloqué par les bureaucraties étatique et syndicale (interview)

Paru dans Scolaire le dimanche 29 décembre 2019.

Le dernier livre du recteur Alain Bouvier, "Propos iconoclastes sur le système éducatif français" fait se rencontrer l'actualité, un système bousculé par les mouvements sociaux, la contestation de la réforme des retraites drainant toutes les réactions aux réformes en cours, et la réalité d'un système aux évolutions très lentes, avec des constantes atemporelles. Plutôt qu'un bilan de l'année qui s'achève, ToutEduc vous propose un entretien avec l'auteur.

ToutEduc : Votre livre dénonce les tabous, les non-dits, les hypocrisies du système éducatif français, mais il se situe dans une forme d’atemporalité, les ministres passent, et, à peu de choses près, les tares perdurent, quand elles ne s’aggravent pas. Or le fort mouvement de contestation de la réforme des retraites semble bien drainer toute une série de mécontentements, d’inquiétudes, d’angoisses même chez les enseignants qui sont comme le revers de l’avers que vous décrivez. Acceptez-vous cette analyse ? Avec quels exemples ? (dans un sens ou un autre).

Alain Bouvier : Mon livre est un cri de colère contre les hypocrisies venant de toutes parts, que je relève sur cinquante ans, mais aussi aujourd’hui car chaque jour en voit naitre de nouvelles. Oui, le système éducatif français évolue très lentement, bloqué par ses deux bureaucraties, l’une étatique, l’autre syndicale, qui agissent de concert en chantres du statu quo. La rapide succession des ministres, en moyenne tous les 20 mois (certains restent un peu plus), montre que leur impact réel sur le système est faible. Sur le demi-siècle écoulé, de la maternelle à la formation des enseignants, on dénombre au plus une dizaine de vraies réformes ; faites l’exercice, comptez, c’est édifiant. La "réformite" est seulement un mythe entretenu par les tenants du statu quo ! Puisque vous m’interrogez sur ce qui se passe actuellement autour de la question des retraites, j’observe que cela donne un exemple remarquable d’hypocrisie générale : de la part du gouvernement bien sûr, mais tout autant des enseignants et offre un formidable terrain de jeux pour les fake news les plus folles qui empêchent tout débat serein sur la base de faits tangibles et vérifiables. Au pays de Descartes ! C’est inquiétant : comment croire encore en la démocratie ?

ToutEduc : Vous décrivez comme nécessaire une forme de reconquête de l’opinion publique par l’. Education nationale. Mais l’image de l’Ecole et de ses enseignants est plutôt bonne. Est-ce une illusion ?

Alain Bouvier : L’image est plutôt bonne dans quel milieu ? L’estime des français va, en premier lieu, aux personnels de santé, puis aux militaires et à la police. Les enseignants arrivent après. Pour mieux répondre à votre question je comparerai donc la situation des secteurs de la santé et de l’éducation. Pour l’un et l’autre, l’État joue un rôle essentiel. La société civile reconnait que l’hôpital français est de grande réputation internationale, aux réussites brillantes, très lié à la recherche de pointe, que les métiers exercés (aides-soignantes, infirmières, urgentistes, médecins…) sont de plus en plus difficiles, épuisants, à hauts risques dans beaucoup de cas et mal rémunérés. Beaucoup de citoyens acceptent l’idée qu’une part plus conséquente de leurs impôts soit consacrée à la santé qui, clairement pour eux, relève des pouvoirs publics. En revanche, en dehors du milieu enseignant, qui dit cela pour l’éducation ? Dans mon livre, j’ai consacré plusieurs chapitres pour montrer comment la corporation enseignante a tout fait pour dégrader son image sur plusieurs plans, surtout ces trois dernières décennies. Les citoyens sont prêts à payer plus pour l’éducation de leurs enfants, mais pas à travers une augmentation des salaires versés aux enseignants. Ils le font massivement par des cours particuliers, de l’accompagnement assuré par des officines (en France, 3 milliards d’euros de chiffre d’affaire !) et des associations, par des stages variés, des séjours à l’étranger, des sites payants sur Internet... ce qui montre que pour eux l‘éducation de leurs enfants (pas ceux des autres) n’a pas de prix. L’enseignement formel devient presque un complément de tout le reste, comme les taxis avec Uber. Les temps ont bien changé, mais malheureusement le milieu pédagogique français ne s’est pas emparé de ces évolutions sociétales conséquentes pour tenter, en professionnels, de peser dessus. Il l’a abandonné "aux autres", au marché éducatif très incisif qui se développe au pas de course. Quelle tristesse !

ToutEduc : Jean-Michel Blanquer se plaint lui-même d’un climat de défiance généralisée que la loi "pour une école de la confiance" n’a pas apaisée. Ce divorce entre l’administration et les enseignants se retrouve-t-il dans d’autres pays, ou est-il spécifique à notre système éducatif ? Si oui, la responsabilité vous en semble-t-elle bien partagée ?

Alain Bouvier : Que peut une loi sur le registre de la confiance ? Dans chaque pays, l’éducation dépend fortement de ses liens à la société et de la culture dominante qui varie fortement d’un lieu à un autre. Dans les pays où règne ce que l’on peut qualifier de "culture de la confiance", comme au Canada, en Europe du nord ou dans certains pays protestants, elle concerne aussi l’école. Dans les pays méditerranéens dont la France, c’est tout autre chose. La "culture du rapport de forces" entre parties prenantes est privilégiée sur tous le sujets. Les évolutions sociétales et éducatives que l’on peut souhaiter sont liées entre elles et nécessitent des temps longs, sans doute de l’ordre de décennies. Comme dans l’enfer de Sartre, chacun pense que le tort vient de l’autre et exclusivement de l’autre ; une vue plus dialectique est nécessaire pour que le système et ses diverses parties prenantes puisse positivement évoluer vers une culture de la confiance. Ah ! que la vie est agréable là où c’est le cas !

ToutEduc : Vous dénoncez plus particulièrement la situation de l’enseignement professionnel, qui reste, malgré bien des discours, une voie de relégation au pire, de remédiation aux mieux, jamais une voie d’excellence. Mais est-ce la faute du système de formation, celle des politiques, ou celle d’une société qui n’en valorise pas les débouchés ?

Alain Bouvier :  Certains emplois auxquels conduit l’enseignement professionnel sont bien rémunérés, mais chut ! Il ne faut pas le dire, cela pourrait décourager certains élèves de faire des études longues menant parfois à pas grand-chose ! On ne pilote pas le système scolaire par l’accès à l’emploi et les salaires, du moins pas en France. Ce n’est pas la situation de l’enseignement professionnel que je dénonce dans mon livre. À travers des exemples précis, c’est le mépris généralisé dont il est l’objet, de la part de toutes les "élites", mais plus étrange, également des enseignants de collèges qui ne le connaisse pas car ils ne l’ont jamais fréquenté et n’y scolarisent surtout pas leurs enfants. Le travail manuel, même lorsqu’il nécessite de faire appel à beaucoup d’adresse (sculpteur de pierres, par exemple) ou de hautes compétences technologiques (ingénierie numérique) est déconsidéré et les formations qui y conduisent également. Le Bac pro, puis le Bac pro en trois ans a donné un élan vers un peu plus d’égale dignité entre les différents secteurs scolaires, mais aux yeux d’une certaine intelligentzia seules importent les filières qui conduisent aux classes préparatoires aux grandes écoles, aux études médicales ou de droit et aux autres voies sélectives. Pourtant, d’une part l’enseignement professionnel a, lui aussi des filières d’excellences (horlogerie, marqueterie d’art, lunetterie…) et d’autre part il se fait un honneur de faire réussir les élèves les plus rétifs aux études que les lycées refusent d’accueillir. Sur ce plan, je suis très admiratif à son égard.

ToutEduc : Nous venons d’avoir les résultats du PISA 2018. Vous recommandez de leur accorder de l’importance, notamment parce qu’ils révèlent le poids des inégalités sociales sur les destins scolaires. Mais n’est-ce pas ce qui est fait depuis plusieurs années, au moins dans les discours sur la nécessité d’améliorer la mixité sociale et scolaire ? Comment font les autres pays pour éviter que les déterministes socio-culturels ne soient trop prégnants ?

Alain Bouvier :  Oui, vous avez raison, et je le montre dans mon livre, ce que PISA peut le plus nous apporter n’est pas dans le classement des pays qui ne change pas très vite (toutefois, il y a quelques exceptions remarquables et intéressantes), mais dans l’étude de plus en plus approfondie des résultats afin de tenter de les mettre en corrélations avec d’autres paramètres concernant les élèves et l’enseignement. Il est instructif de regarder s’il y a des facteurs communs aux nombreux pays qui font mieux que nous en matière de lutte contre les inégalités, puisque nous sommes en queue du peloton. Nous ne pouvons qu’être très blessés de savoir que la France est l’un de ceux qui creusent le plus les écarts entre les élèves, même si, bien sûr on peut tenter de se consoler en sachant que les bons élèves (de l’ordre de 20 à 30%) sont excellents, tout en regrettant vivement que le nombre des faibles et très faibles ne fasse qu’augmenter. Notre dogme de l’Égalité formelle prend un coup sur la tête ! Pour répondre plus précisément à votre questions, il y a au moins trois caractéristiques que l’on trouve dans les pays qui réussissent beaucoup mieux que nous : une formation (initiale et continue) de qualité pour les enseignants, un souci permanent d’évaluation des acquis des élèves et un élément encore plus pédagogique, l’individualisation des apprentissages des élèves (que chaque pays réalise à sa façon). Les deux derniers points cités supposeraient pour nous que soit fait un effort considérable en formation continue alors qu’elle est devenue un champ de ruines ! Il me semble possible de progresser sur ces trois éléments, notamment les deux derniers puisqu’ils sont essentiellement pédagogiques, donc du ressort direct des enseignants. Mais comme ils relèvent d’une volonté collective de la corporation, vous comprendrez que mon optimisme soit modeste.

 "Propos inconoclastes sur le système éducatif français", Alain Bouvier, éditions Berger-Levrault, 270 p., 19€

Propos recueillis par écrit

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