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Et si le numérique ne permettait toujours pas une appropriation de la culture dissociée des caractéristiques sociales ? (Colloque "Penser les inégalités dans l'enfance")

Paru dans Petite enfance, Scolaire, Périscolaire, Culture le dimanche 08 décembre 2019.

La façon dont les familles modestes de milieux ruraux s'approprient actuellement les outils numériques et encadrent les pratiques de leurs enfants ne contribuent-elles pas à renforcer les inégalités d'apprentissage ? C'est la question que soulève, entre autres, une étude menée par Dominique Pasquier, directrice de recherche émérite au CNRS et membre associée du Cerlis (Centre de recherche sur les liens sociaux). La sociologue en a présenté les premiers résultats à l'occasion du colloque "Penser les inégalités dans l'enfance". Organisé dans le cadre des 14es journées de sociologie de l'enfance du comité de recherche de l'Association internationale des sociologues de langue française (AISLF), en partenariat avec la Sorbonne et le ministère de la Culture, ce colloque s'est tenu à Paris du 20 au 22 novembre 2019. Grand enseignement de cette enquête, Internet est perçu par les familles modestes comme un outil porteur de modernité et de conformité sociale, donc "gage de la réussite des enfants". Une représentation qui pousse à donner aux enfants un accès plus précoce aux équipements, enfants qui passent également plus de temps sur les écrans que les enfants des foyers de cadres supérieurs. Une tendance qui va donc aujourd'hui à l'inverse de celle défendue par des études et opérée dans les familles plus favorisées.

L'enquête de la sociologue portait sur la façon dont des foyers d'employés et d'ouvriers de la France rurale se sont appropriés Internet et, entre autres, sur les représentations que peuvent avoir les parents sur le rôle de ces outils dans la réussite de leurs enfants. Il s'agissait, explique la chercheuse, d'observer "ce qui a pu évoluer ou pas" depuis les années 50, où était décrit "un monde d'ouvrier très fermé sur un modèle familiariste" et où s'observait une "appropriation de la culture et de la communication [qui] ne pouvait pas être dissociée des caractéristiques sociales", alors que les taux d'équipements en matière de numérique de ces foyers tendent à se rapprocher de ceux des catégories favorisées, même s'ils se sont connectés tardivement (83 % des ouvriers et 93 % des employés sont aujourd'hui équipés et connectés, alors que le taux d'équipement chez les non diplômés ou les diplômés inférieurs au niveau bac s'élevait à seulement 4 % au début des années 2000). Or, malgré un nivellement de l'accès aux équipements, les observations tirées de cette étude, croisées également avec l'analyse d'échanges menés sur Facebook, semblent montrer au contraire une continuité de cette tendance.

Convaincus du "devoir de connection" pour la réussite scolaire et professionnelle de leurs enfants

Première grande observation, ces familles ont le sentiment qu'elles ont "un devoir de connection" et que la réussite dans les apprentissages de leurs enfants dépend d'un accès très précoce aux outils numériques. Ce "devoir" s'appuie d'abord sur "l'argument scolaire", les parents considérant que "si on ne donne pas l'outil aux enfants, on leur crée un handicap pour leur scolarité et professionnellement". Pourtant, observe Dominique Pasquier, cette première représentation repose d'abord sur un "malentendu", celui de croire que ce sont les enseignants qui sont à l'origine de cette "pression", alors qu'en réalité ce sont les enfants qui portent ce discours et "vont convaincre que celui-ci est indispensable pour l'école".

Un autre argument, "plutôt porté par les parents", conforte ce "devoir de connection" : "éviter la marginalisation sociale", surtout celle de l'enfant. Ces usages sont donc encouragés par "un souci de normalité", un principe de "conformité sociale", également "très puissant".

L'utilisation de la tablette comme premier apprentissage du "savoir naviguer", "très loin" des débats actuels

L'utilisation de la tablette illustre de façon intéressante cette "croyance que plus on va apprendre jeune à s'en servir, plus l'enfant va réussir". Outre avoir constaté sa présence dans quasiment tous les foyers, la sociologue souligne que celle-ci est utilisée "sans limite d'âge - les enfants s'en servent dès l'âge de 2 ou 3 ans  -, contrairement au smartphone qui fait son entrée au collège". Cet usage est "vécu comme une sorte du premier apprentissage du 'savoir naviguer' ". Là aussi, l'idée que le simple fait de savoir naviguer sera gage de réussite est "un malentendu", observe encore Dominique Pasquier. En outre, la tablette étant considérée comme "un droit", cet équipement très précoce "rend généralement très difficile la régulation parentale".

Ces pratiques sont aujourd'hui "très loin" des débats actuels qui soulignent les dangers d'Internet, la nécessité de protéger les données personnelles, etc., ou encore des études qui soulignent des retards du fait d'un abus d'usage des écrans, conclut la chercheuse, qui dit d'ailleurs être "frappée" par cette "importance donnée à Internet dans l'accès aux savoirs". De fait, ces enfants de familles modestes passent plus de temps en ligne que les enfants évoluant "dans les classes supérieures", où au contraire s'observent "de plus en plus d'injonctions" à déconnecter les enfants. La chercheuse cite à ce titre l'anecdote, très souvent évoquée, des parents de la Silicon Valley qui scolarisent aujourd'hui leurs enfants dans des écoles "zéro écran".

Des représentations qui bougent au niveau des relations hommes-femmes mais pas dans les pratiques

Des écarts entre ces classes populaires et les classes favorisées ont également été relevées par la sociologue dans la façon dont chacune d'entre elles s'approprient Facebook. Ainsi, alors que les cadres supérieurs s'approprient le réseau social en partageant "des messages bien rédigés, des liens à partager essentiellement vers des articles", et où ils ne parlent que de leur vie professionnelle, de voyages et très peu de leur vie privée, ces familles modestes investissent à l'inverse ce réseau via la vie privée et s'en servent avant tout pour mettre en scène et pour "glorifier le lien familial". De cette analyse néanmoins, la sociologue observe "une aspiration à un changement" dans la division des tâches au sein du couple, alors que ces familles fonctionnent plutôt encore sur un modèle patriarcal. Cette aspiration est visible à travers la mise en scène, en parallèle du bonheur familial, de crises dans les relations hommes-femmes. Ce sont notamment des posts, souvent avec humour, qui visent à montrer "qu'il faut reconnaître que la femme fait ce qu'elle ne veut pas faire", comme assumer la charge totale de l'éducation des enfants, par exemple. De leur côté, les récits masculins mettent plutôt en avant une perte de pouvoir par rapport aux femmes, des confrontations et des difficultés de type "on a des désirs très simples... elles, elles ont des désirs compliqués". Ces observations montrent, selon la chercheuse, que "ça a beaucoup bougé au niveau des représentations mais pas au niveau des pratiques", que l' "on pense égalité mais on vit encore la complémentarité". Un aspect important, selon Dominique Pasquier, car "une des clés de l'enfance se trouve dans la régulation des couples".

L'enquête de Dominique Pasquier s'est appuyée sur des entretiens menés auprès d'ouvriers et employés de services à la personne (aides à domicile, aides soignants...), âgés de 26 à 60 ans, présentant "une vie stable, de famille, avec des enfants" et avec des revenus moyens de l'ordre d'environ 1500 euros par mois. Le panel était composé d'une majorité de femmes et d'une majorité de personnes de niveau infra-bac. Cette enquête a été complétée par une analyse de 46 comptes Facebook (mis en regard avec 6 comptes de cadres supérieurs), soit, même si cela semble "très peu", "des milliers et des milliers d'échanges et des centaines de liens partagés" à analyser, précise la chercheuse.

Camille Pons

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