Penser le métier d’éducateur: S’engager tout en prenant ses distances.
Paru dans Petite enfance, Périscolaire, Justice le samedi 20 mars 2010.
Que représente l’enfant accueilli pour l‘éducateur? Comment penser la notion de parentalité en famille d'accueil? Jean Cartry est éducateur, il a accueilli pendant trente ans des enfants en carence affective, fondant une "famille thérapeutique". Paul Fustier est professeur de psychologie (Lyon-II). L’éducateur et le psychologue réalisent un livre à deux voix, l’un analysant et théorisant les expériences vécues de l’autre, au cours d’un échange de lettres, pour confronter et enrichir leurs pratiques respectives.
L’ouvrage souligne le paradoxe de l’engagement affectif de l’éducateur vis-à-vis de l’enfant, engagement indispensable, mais qui ne saurait s’optimiser sans une prise de distance émotionnelle.
L’ambigüité du lien éducatif s’exprime notamment dans le rapport de Jean Cartry et sa femme à Grégoire, quinze ans et demi, accueilli à l’âge de six mois au domicile de l‘éducateur. A quatre ans, Grégoire appelle, la journée, la femme de l‘éducateur par son prénom, mais le soir, s’autorise à dire maman, comme si la nuit permettait une plus grande proximité affective: "Quand tu me couches tu peux me dire mon bébé et moi je te dis maman", déclare l’enfant. Plus tard, à l’adolescence, lorsque Grégoire demande une mobylette, l’Aide Sociale à l’Enfance refuse à l’éducateur son concours financier. C’est ainsi son argent personnel que le professionnel engage dans cette acquisition. "Entre lui et nous s’est constitué un lien de filiation. Non pas de filiation biologique ou adoptive mais de filiation éducative et affective", écrit Jean Cartry. Le psychologue perçoit dans l’épisode de la mobylette une scénarisation du problème de fond: Qu’est-ce que cela veut dire d’être un donateur pour l’éducateur? Est-ce la marque d’un travail professionnel? Est-ce un signe de parentalité? Que reçoit l’éducateur en contre-don?
"Les caractéristiques d’une famille d’accueil produisent nécessairement (…) des échanges saturés par des affects en amour et en haine d’une grande puissance", pose Paul Fustier. L’ouvrage donne un exemple de conflit de loyauté entre les parents de l’enfant et la famille d’accueil. Pierre est un enfant à la fois provocateur et séducteur, accueilli chez les Cartry. Le juge a autorisé les visites des parents au domicile de l’éducateur. "Tandis qu’il embrasse son fils, j’entends le père lui murmurer: Tiens bon mon Pierrot, on va te reprendre bientôt ", relate Jean Cartry. Quelques années après, Pierre impute à l’éducateur des actes de pédophilie pendant sa petite enfance. L’éducateur pose l’hypothèse d’un transfert de l’image paternelle, quu permet au jeune de créer "une violence venue d’ailleurs pour ne pas en connaître le ou les vrais auteurs. Car c'est aussi la fonction du transfert sur le thérapeute ou l‘éducateur d‘empêcher le surgissement du réel." Pour le psychologue, ce cas pose la question de la place faite par l’institution aux parents naturels lorsque l’enfant est confié à une famille d’accueil: "Les parents ne deviennent partenaires qu’après un long travail de réappropriation de leur parentalité, ce qui suppose qu’ils soient traités comme des acteurs capables d’enrichir la prise en charge de leur enfant."
Un dernier chapitre aborde le temps de la séparation entre le jeune et la structure d‘accueil, une "zone-frontière" extrêmement fragile, pendant laquelle se trouverait validée ou non la prise en charge éducative. On note chez les adolescents un retour des violences et gros mots…Chez ceux-ci, "la fin de la prise en charge serait ressentie comme un rejet de la part des adultes, la réitération d’un abandon", analyse Paul Fustier. Au final, l’ouvrage explore l’extrême ambigüité de l'exercice d‘une parentalité symbolique, illustrant concrètement la difficulté souvent intenable de l’"engagement distancié".
L’éduc et le psy, Lettre sur la clinique du soin éducatif, Jean Carty, Paul Fustier, Dunod, mars 2010, 192 p., 18,50€.