Comment fonctionne notre cerveau, et quelles conséquences pour l'éducation (S. Dehaene)
Paru dans Petite enfance, Scolaire le mardi 11 septembre 2018.
Le dernier opus de Stanislas Dehaene, "Apprendre !" est l'occasion de "passer en revue ce que l'intelligence artificielle et les sciences cognitives nous ont appris des modèles internes", c'est à dire des processus qui nous permettent de transformer en idées abstraites les messages que nos sens reçoivent du monde extérieur.
Le président du Conseil scientifique donne, souvent avec des illustrations colorées, l'état de la recherche et il utilise volontiers des expressions qui font image quand, par exemple il explique que "notre cerveau a adopté" telle ou telle "astuce" pour développer des apprentissages sur un mode distinct de celui des animaux, ou qu'un bébé "sait déjà, de façon implicite, que le monde est fait d'objets solides qui se déplacent seulement quand on les pousse (...) Pas besoin d'apprendre ces lois : puisqu'elles sont vraies partout où vivent les humains, notre génome les a inscrites en dur" dans nos cerveaux. La référence à la théorie du lien entre ontogenèse (le développement de l'individu) et phylogenèse (l'évolution de l'espèce) est alors implicite. L'auteur préfère d'ailleurs souvent le sourire à la rigueur et conclut son propos avec Francis Blanche qui préférait "penser le changement que changer le pansement".
Les enfants ne sont pas des cires vierges
Il insiste à plusieurs reprises sur l'importance de la relation humaine. Un enfant de 2 ans à qui l'on montre un jouet nouveau en même temps qu'on le dénomme apprend le nom de cet objet. Mais si c'est un haut-parleur qui en donne le nom, "l'enfant n'apprend rigoureusement rien, parce qu'il ne parvient pas à comprendre l'intention du locuteur. Un bébé ne retient les mots que s'il comprend l'intention de celui qui parle." Autre message adressé aux enseignants, les enfants ne sont pas des cires vierges, "dès 12 mois, les enfants ont enregistré les principaux articles et mots grammaticaux de leur langue maternelle" et ils ont construit la catégorie "nom" qui "réfère souvent à des choses". S. Dehaene donne encore l'exemple du mathématicien Emmanuel Giroux, aveugle depuis l'âge de 11 ans, spécialiste de la "géométrie de contact", ce qui "réfute la vision empiriste du cerveau comme une page blanche qui se remplit sous l'influence de l'expérience sensorielle". Le scientifique réfute ainsi (sans les nommer)les théories sensualistes de Locke et Condillac.
Autre caractéristique du fonctionnement de notre cerveau qui intéresse les enseignants, l'importance de l'attention. Or, si celle-ci est mobilisée par "la forme globale" d'un mot inconnu, l'intelligence est empêchée "de découvrir le code alphabétique et oriente l'activité cérébrale en direction d'un circuit inadéquat". S. Dehaene en conclut immédiatement que "pour apprendre à lire, seul l'entraînement phonique (...) active le circuit de la lecture (...) Lorsqu'un enfant apprend à lire en suivant chaque lettre du doigt et du regard, de la gauche vers la droite, l'apprentissage s'en trouve massivement facilité (...) Bien enseigner, c'est donc avant tout choisir avec soin le niveau auquel on souhaite que l'enfant fasse attention", ajoute l'auteur.
"Tous les enfants retombent dans les mêmes ornières"
A noter que celui-ci ne cite pas ici, ni dans sa bibliographie d'ailleurs, les travaux de Lev Vygotski sur la zone proximale de développement, auxquels se réfèrent pourtant volontiers de nombreux chercheurs en sciences de l'éducation. Il dénonce en revanche vigoureusement les "pédagogies de la découverte" : "laissés à eux-mêmes, les enfants éprouvent les plus grandes difficultés à découvrir les règles qui gouvernent un domaine". Mais s'il fait l'éloge de la pédagogie Montessori, il ne dit pas qui sont ces pédagogues qui laissent les enfants sans aucune direction et ne cite pas A.S. Neill (le fondateur de Summerhill) dont la fille est la seule aujourd'hui, avec les fondateurs des "écoles démocratiques" hors-contrat à prôner une pédagogie totalement non directive. Il propose en revanche un portrait du "bon enseignant" qui "tente de diagnostiquer, le plus finement possible, l'endroit exact où ses élèves sont à la peine (...). Avec l'expérience, il se forge un catalogue d'erreurs car tous les élèves, retraçant les mêmes pas, retombent dans les mêmes ornières."
L'auteur mêle ainsi l'exposé scientifique aussi rigoureux que possible dans un ouvrage "grand public", des considérations philosophiques souvent implicites, des piques polémiques qui restent dans le flou et une vision personnelle de l'école et de l'enfance.
"Apprendre ! Les talents du cerveau, le défi des machines", S. Dehaene, éditions Odile Jacob, 383 p., 22,90€