Lecture, écriture : les pratiques qui mêlent toutes dimensions sont toutes "légitimes" sauf la méthode exclusivement syllabique (recherche)
Paru dans Scolaire le mercredi 04 avril 2018.
Sur cinq grands types d'approches de l'apprentissage de la lecture et de l'écriture identifiées en classes par Serge Ragano, chercheur en sciences de l'éducation à l'université de Toulouse 2 Jean Jaurès, et son équipe toulousaine, toutes semblent légitimes car elles font progresser tous les élèves, à l'exception de "l'approche phonocentrée exclusive". Les chercheurs ont fait ce constat en observant les pratiques mises en œuvre par des enseignants dans 131 classes de CP à Toulouse, en début d'année scolaire, entre novembre et le début de l'année civile. Inscrite dans le prolongement de la recherche "Lire-Ecrire CP", dirigée par Roland Goigoux et à laquelle Serge Ragano participe depuis 2012, cette recherche, présentée par le chercheur dans ses grandes lignes le 30 mars à Toulouse à l'occasion de la deuxième université de printemps du SNUIPP 31, doit faire l'objet d'une publication en 2019.
Ces travaux, qui portaient sur "l'effet de l'organisation didactique des pratiques enseignantes au CP", ont consisté à observer "en quoi les enseignants se ressemblent en différant" dans leurs pratiques et à les classer dans 5 grands "profils" d'organisation didactique, selon les proportions qu'ils accordaient à chacune des "composantes" ou tâches que l'on associe à l'apprentissage de la lecture. Sur neuf composantes au total dont les chercheurs ont évalué le "dosage", figurent la phonographie, la production de textes, la lecture de mots isolés, l'étude de la langue. En s'appuyant ensuite sur les évaluations faites avant et à l'issue du CP, ces même chercheurs ont identifié les "modèles" qui semblent avoir un effet sur l'apprentissage de la lecture et de l'écriture au CP.
Aborder toutes les composantes de la lecture
Et c'est en effet l'un des grands enseignements qui ressort de ces travaux, dans la grande "diversité" des profils observés, l'approche qui "fonctionne le moins est l'approche 'phonocentrée exclusive' ", résume Serge Ragano, et ce, "même sur la dimension qu'elle est censée valoriser : le code". Un résultat assez ironique selon lui, alors que le ministère prône le retour à la méthode syllabique. Dans ce profil d'organisation didactique, qui concerne 22 enseignants - les 131 se sont d'ailleurs répartis de façon assez équilibrée dans tous les "profils" - l'activité consacrée au français est concentrée sur des actions courtes, introduit moins de production écrite, d'acculturation, de temps de lecture et d'écriture que dans les autres profils d'organisation didactique.
À l'opposé, l'approche qui semble être la "plus significative sur la performance globale", est celle qui privilégie, au contraire, l'équilibre de toutes les dimensions : qualifiée de "très équilibrée", cette approche accorde une part importante à la production de phrases et de textes "et reconnaît donc le statut d'auteur dès le CP", et s'attaque, selon des "fréquences moyennes", aux unités linguistiques et à la phonographie. Au regard des évaluations de fin d'année, c'est visiblement celle "qui amène le plus loin tous les élèves", donc "la plus significative sur la performance globale", résume Serge Ragano. Elle concernait 29 classes sur le panel étudié par les chercheurs.
On ne peut trancher pour une méthode de manière définitive
Enfin, entre ces deux grands profils, un qui fonctionne moins bien que les autres, un qui fonctionne mieux que les autres, les enseignants se partagent entre 3 autres types d'organisation didactique qui, certes, ne permettent pas de dégager de "plus-value particulière" au regard des évaluations faites en début puis en fin de CP, mais sont néanmoins toutes "légitimes", parce qu'elles "ont fait progresser convenablement les élèves". Parmi ces "profils" qui fonctionnent, figure aussi une approche phonocentrée, mais "non exclusive" puisque dans cette approche, où la phonographie constitue une tendance forte, est abordée aussi la compréhension des phrases et dans une même proportion l'étude de la langue et la lecture de mots isolés.
Pour autant, estime Serge Ragano, ces résultats montrent surtout, au regard de la diversité des approches observées, que "l'on ne peut pas trancher de manière définitive" pour une méthode ou une autre et qu'il faut "revenir à une pensée complexe". Une critique directement adressée à l'actuel ministre qui, lui, a choisi de trancher pour une pratique, celle de Stanislas Dehaene, au motif qu'elle serait "basée sur la preuve". Une preuve pourtant bien contestable, selon Serge Ragano, notamment parce que la méthode de recherche utilisée par le neuroscientifique, qui est actuellement à la tête du conseil scientifique de l'Éducation nationale, ne "repose pas sur la réalité des pratiques" mais sur des expériences menées via des IRM, en laboratoires et en position couchée. Or, pour Serge Ragano, on ne peut s'exonérer, dans une recherche, d'aborder "la complexité des pratiques" mais aussi celle de l'enseignement de la langue.
Et au-delà des travaux des neuroscientifiques, ce sont tous les travaux menés en sciences de l'éducation que l'on ne doit pas vendre comme "une science exacte", estime Serge Ragano. "Pas question d'apporter des réponses en termes de bonnes pratiques", insiste le chercheur en évoquant ses propres travaux. "Il n'y a pas de recettes. C'est dans le questionnement que l'on trouvera des réponses." Pour lui, il apparaît donc essentiel de "laisser la controverse scientifique se développer", au risque sinon, en tranchant pour une seule méthode, de ressembler "à la Corée du Nord".
Camille Pons