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Le débat argumenté en classe : un exercice éthique complet pour Abdennour Bidar

Paru dans Scolaire le mercredi 12 juillet 2017.

Comment et pourquoi, à l'école, "débattre pour former le citoyen" ? Si la pratique du débat en classe est ancienne, son inscription dans les programmes officiels est récente. C'était le thème de la 3ème université d’été de l'ESPE de Lyon, et elle a rassemblé quelque 250 participants. Le philosophe Abdennour Bidar a ouvert et conclu les débats. Voici une synthèse de ses propos, suivie d’une interview exclusive.

Il convient, pose-t-il en préalable, de faire société autour de conceptions partagées sur le sens du juste. Le débat constitue un entraînement à cultiver son discernement. "Nous allons nous servir mutuellement de pierre de touche", proposait déjà Platon. Et pour les élèves, il s'agit de faire un certain nombre "d’expériences décisives" : L’élève n’est pas sur "une île", mais sur "un continent", et donc pour les enseignants, il s'agit d’instituer un dispositif dans lequel les désaccords vont pouvoir s’exprimer. Le débat argumenté permet de lutter contre l’hypervalorisation de tout ce qui nous sépare. Penser par soi-même se réalise mieux quand on pense à plusieurs, et qu'on participe d'une "communauté d’enquête" sur le juste. Il y a "un partage d’humanité" à vivre : on initie l’être humain à la conscience de son humanité.

Cultiver les valeurs du coeur et de l'esprit

Lorsqu’il est bien conduit, le débat argumenté est un exercice éthique complet qui donne l’opportunité de cultiver ensemble les vertus du cœur et de l’esprit, l’intelligence et la pensée. Les catégories du programme de l’EMC (enseignement moral et civique) permettent de cultiver la sensibilité, le jugement, une culture de la règle et du droit. Sur ce dernier point, il ne s'agit pas seulement de la loi extérieure, mais aussi de la loi qu’on est capable de se donner à soi-même. Cet exercice permet encore de cultiver la quatrième dimension de l’EMC : l’engagement. Car dans le débat, on est amené à s’engager, à prendre position au milieu des autres. Le débat argumenté permet de développer l’imaginaire, la raison, la sensibilité, et en ce sens il est susceptible de produire ce que les philosophes de l’Antiquité appelaient "une culture de soi".

Dans le débat, l’enfant, l'élève apprend à accepter sa faillibilité, sa vulnérabilité. Grâce au débat, il apprend à douter de lui-même, de la solidité de la position qu'il souhaitait défendre immédiatement, ou de la première idée qui lui venait à l’esprit comme réponse à la question posée. Accepter l’hypothèse que je puisse me tromper, c’est entrer dans l’exercice de l’esprit critique, non pas de ce que l’autre dit, mais de ce que je dis moi-même.  A partir du moment où j’ai accepté d’être déstabilisé, je suis davantage sensible à ce qui se passe chez l’autre, je cultive l'empathie parce que je me rends compte qu’il y a de son côté aussi une vulnérabilité et une faillibilité. L’autre n’est pas un ennemi qui défend des positions contre lesquelles je devrais me battre, c’est un allié dans une position humaine commune qui est une position de vulnérabilité partagée dont nous allons essayer de nous relever.

Quelle école voulons-nous ?

La question qui est posée est celle de l'école que nous voulons. Voulons-nous une école qui soit un lieu de fraternité qui permet de sortir de la rivalité, de la concurrence, de la sélection qui élimine ? Notre société connaît une crise de l’expression traditionnelle de l’autorité , ce que Michel Serres appelle "la fin des pyramides". A l'école, il faut trouver une autre manière de faire, ce qui implique une mutation de la posture de l’enseignant, inspiré par la maïeutique. Il faut développer une logique de co-élaboration de la connaissance.

ToutEduc : Pensez-vous qu'il serait utile que des psychologues aident les enseignants à mieux comprendre les attitudes, les postures, les jeux de rôles… ?

Abdennour Bidar : En effet, il y a beaucoup de compétences aujourd’hui dans le domaine de la recherche en psychologie et notamment en psychologie de l’enfant qui nous permettraient par exemple de réfléchir de façon plus construite et plus informée sur les seuils de développement des différents capacités cognitives de l’enfant. A quel moment est-ce qu’un enfant peut être sensible à des idées générales ? A quel moment et à travers quelles phases se développe la capacité d’abstraction ? A partir de quel âge l’enfant - ou les enfants, car j’imagine qu’il n’y a pas une réponse générique – peut entrer avec d’autres dans un travail de conceptualisation, un travail de problématisation ? A quel moment est-il capable de questionner la position de l’autre plutôt que d’être enfermé dans la simple représentation de son simple discours ? A quel moment entre-t-il dans une interaction de discussion, c’est-à-dire qu’il peut être sensible à la logique de recherche en commun ? etc.

ToutEduc : Ne faudrait-il pas aussi davantage utiliser les grands textes internationaux comme "la Convention UNESCO de 2005 sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles" où on croise l’universalité des droits humains et la prise en compte de la diversité culturelle, l’unicité et l’universalité ?

Abdennour Bidar : En effet, on a l’impression qu’on a des grands textes, pas seulement à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (1948) et la Convention des Nations Unies sur les droits de l’enfant (1989), mais qu’ "ils sont un peu dans les tiroirs", qu’ils ne sont pas assez mobilisés. Je ne pense pas que ça fasse l’objet d’une diffusion et d’une connaissance assez larges. Nous avions travaillé à l’échelle franco-française sur la Charte de la laïcité avec le but qu’elle soit utilisée comme un outil pédagogique. Mais il est indispensable aujourd’hui de s’ouvrir sur le Monde. Regardez par exemple le travail que fait le Dalaï Lama du côté de la promotion d’une responsabilité universelle de l’être humain envers la totalité du vivant. Regardez les textes qui sont venus récemment du Pape François avec l’écologie intégrale... Je crois que, de manière tout à fait laïque, sans que ce soit une invitation à croire en ceci ou à croire en cela, il y a aujourd’hui des textes de différentes origines humanistes qui nous amènent à réfléchir plus largement à notre responsabilité pour la planète, reponsabilité pour l’humain au-delà des frontières, de sociétés ou de civilisations.

ToutEduc : On retrouve l’idée de "patrimoine commun de l’humanité" ?

Abdennour Bidar : Oui, c’est ça, exactement.

ToutEduc : bizarement, de nombreux professeurs ignorent que l’UNESCO a son siège mondial en France (Paris) et ignorent la plus grande partie de ses productions.

Abdennour Bidar : Il faudrait aller voir dans les programmes et dans les manuels d’EMC. Faire un compte précis de la façon dont ces textes sont mobilisés dans les différents manuels.

ToutEduc : Si vous aviez un conseil fort à donner aux acteurs du système éducatif pour developper de manière intelligente et utile les compétences liées à la pratique du débat argumenté,…?

Abdennour Bidar : C’est quelque chose que j’ai fait notamment dans mon livre "Quelles valeurs partager et transmettre aujourd'hui ?". Il est urgent que nous nous réinterrogions sur les valeurs fondatrices humanistes de nos différentes civilisations, avec un regard qui a besoin d’être "désoccidentalo-centré". Dans ce livre, j’ai montré qu’il y a au moins trente valeurs pour lesquelles on peut trouver une contribution dans tous les grands patrimoines humanistes. Par exemple, ce que certains appellent "la règle d’or humaniste", on la trouve aussi bien dans la Mahâbhârata indien que dans les entretiens de Confucius, dans le Coran, dans des textes de littérature ou de philosophie complèment profanes, ou dans la Déclaration universelle des droits de l'Homme évidemment, à partir de ce commandement qui me paraît universel : "Ne fais pas à autrui le mal que tu ne voudrais pas qu’il te fasse, et fais à autrui le bien que tu voudrais qu’il te fasse !". Il faut faire prendre conscience, contre le choc des ignorances, qu’au-delà des différences entre les univers de croyances et de civilisations, il y a des affinités et des résonnances profondes qui se traduisent dans quelques impératifs catégoriques dont on peut trouver la trace écrite. Donc l’appel à prendre conscience d’un universel partageable, d’une langue éthique et spirituelle partageable, dont on peut aller trouver la référence dans nos différents textes, à condition d’avoir le discernement d’aller y chercher ce qui nous amène tous du côté de la paix, de la tolérance, de la fraternité.

"Quelles valeurs partager et transmettre aujourd'hui ?", Albin Michel, 2016, 272 p., 18€

Claude Baudoin

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