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La laicité est-elle mise en oeuvre de la même façon dans tous les collèges ? (S. Urbanski, interview)

Paru dans Scolaire le vendredi 26 mai 2017.

La laïcité est un principe constitutionnel, et sa définition ne varie pas selon les lieux. Mais son appréhension peut être très différente d'un établissement à un autre. C'est ce qu'a montré Sébastien Urbanski lors d'une conférence donnée à Nantes, mercredi 24 mai. Il a comparé deux collèges.

ToutEduc : Les personnels de ces deux établissements n'ont les mêmes réactions. Ces différences sont-elles dues aux caractéristiques des élèves ou des enseignants ?

Sébastien Urbanski : Ce sont deux collèges très différents. Le premier est situé dans un quartier très enclavé d'une grande métropole, il est en "REP +", mais il faudrait dire "+++". Quasiment aucun enfant de cadre supérieur ou d'enseignant, près de 9 élèves sur dix ont des parents ouvriers ou inactifs, et les professeurs estiment que 80 % au moins de leurs élèves sont musulmans. L'autre est un collège de ville moyenne, avec une population un peu plus favorisée que la moyenne nationale. J'ai mené dans chacun une quinzaine d'entretiens avec des enseignants, CPE, personnels de direction, surveillants, dans le cadre d'une recherche dirigée par Françoise Lantheaume sous le nom "Religions, discriminations et racisme en milieu scolaire", et je n'ai présenté mercredi que deux des cinq établissements dans lesquels j'ai enquêté.

ToutEduc : Vous n'avez pas d'observation directe du terrain ?

Sébastien Urbanski : Nous avons quelques observations de classe, mais nous privilégions la méthode de l’entretien pour essayer de comprendre comment ces personnels rendent compte des situations qu'ils vivent, comment ils les catégorisent, les mettent en mots.

ToutEduc : Quels sont les mots qui vous ont paru révélateurs de cette différence de sensibilité ?

Sébastien Urbanski : Je me suis plus particulièrement intéressés à "radicalisation" et "fondamentalisme", et me suis rapidement aperçu qu'ils se retrouvaient beaucoup plus souvent dans les propos des personnels du collège plutôt favorisé que dans ceux du collège où les élèves sont, dans leur grande majorité, musulmans. Ce que d’aucuns pourraient considérer comme un paradoxe. Dans ce second établissement, les enseignants semblent hésiter à les utiliser. Pour parler de jeunes filles qui portent voile intégral, gants, chaussettes jusqu'au portail, ils disent "non, elles ne sont pas vraiment radicalisées", alors que dans l'autre établissement, ces concepts sont fréquement utilisés pour rendre compte de situations qui ne relèvent pas vraiment d'une problématique liée à la laïcité ou la radicalisation.

ToutEduc : Par exemple ?

Sébastien Urbanski : Dans ce collège plus favorisé, le professeur d'éducation musicale fait travailler ses élèves sur l'hymne israélien. Des parents lui demandent un rendez-vous via les carnets de correspondance. Il refuse, il n'a, dit-il, pas à justifier ses choix pédagogique, il a choisi ce morceau pour la richesse de sa polyphonie, pour sa seule qualité musicale. Plusieurs de ses collègues comme le principal font bloc derrière lui, ils trouvent l'attitude de ces parents tout à fait déplacée. Dans le collège très défavorisé, certains parents hommes refusent de serrer la main des enseignantes femmes. L'une d'elle dit "bon, pour certains, la main, on ne la serre pas, ... c'est tout. Nous avons eu aussi un surveillant qui ne voulait pas qu'on lui fasse la bise. On ne lui faisait pas la bise, et puis c'est tout." Elle répète "et puis c'est tout" et ajoute "ça n'empêche pas qu'on parle; la bise, ce n'est pas vital, la main non plus...."*

ToutEduc : En quoi ces deux exemples illustrent-ils des usages différents des termes liés à la laïcité ? 

Sébastien Urbanski : Dans un cas, nous avons un élargissement de ces concepts qui deviennent en quelque sorte "attrape-tout", ce qui permet d'externaliser certaines difficultés, de penser qu'elles sont dues aux élèves ou aux parents, sans remettre en cause la pédagogie. Dans l'autre, au contraire, on assiste à leur dilution au sens qu'ils sont moins concentrés, un peu flous.

ToutEduc : Mais comment expliquer ces différences ?

Sébastien Urbanski : Cet enseignant de musique n'a absolument pas anticipé le problème. Il a fait son choix sur des critères purement didactiques. Dans l'établissement "REP+++", il est probable que peu d’enseignants se seraient laissés ainsi surprendre. Ils ont été confrontés aux questions de leurs élèves. Ces derniers ont globalement respecté la minute de silence après l'attentat contre les caricaturistes, ils n'étaient pas hostiles, mais ils s’interrogent, sur Dieudonné, sur Charlie et les réponses ne sont pas toujours évidentes. Personne n'est en mesure de dire "stop, la laïcité, c'est comme ça, on ne discute pas". Ces adultes savent qu'ils sont face à la complexité.

ToutEduc : Voulez-vous dire qu'il n'y a pas d'attitude prédéterminée ?

Sébastien Urbanski : Méthodologiquement, je pense qu’on peut difficilement savoir pourquoi tel individu fait ceci ou cela, mais on peut dire qu’il y a des contextes qui rendent possibles certaines actions. Voici un autre exemple. Dans ce collège "REP +++", l'un des enseignants est manifestement d'origine maghrébine, et les élèves viennent souvent lui poser des questions sur l'islam. Il refuse de leur répondre, au nom du principe de laïcité qui lui impose une stricte neutralité. Jusqu'au jour où le brevet tombe en plein ramadan, et où des élèves s'inquiètent de leur capacité à réussir les épreuves dans ces conditions. Et là, il leur répond qu'il est normal de ne pas faire le ramadan, que c'est autorisé dans l'islam. A un moment, il considère qu’il est utile de faire une entorse au principe de neutralité parce que c'est bon pour les élèves, que ça peut les aider à réussir.

De même pour sa collègue qui accepte qu'un père d'élève ne lui serre pas la main. Dans ce collège défavorisé, il est essentiel de garder le contact avec les parents. C'est primordial pour la réussite des élèves. Et quand ils hésitent à employer les termes de radicalisation ou de fondamentalisme, ces enseignants évitent, si vous me passez l'expression, d'en "remettre une couche", d'employer des termes qui pourraient éloigner les élèves et leurs familles du collège.

ToutEduc : Mais ce souci de la réussite des élèves ne se retrouve-t-il pas dans l'autre collège ?

Sébastien Urbanski : Si, bien sûr. Le professeur de musique veut que ses élèves comprennent ce qu'est la polyphonie. Dans un établissement favorisé, la présence des parents peut au contraire être perçue comme un obstacle. En fait, nous avons deux rationalités différentes, mais avec le même enjeu, la réussite des élèves. Ces professionnels sont des acteurs intelligents du système, qui usent de stratégies adaptées à des contextes différents pour atteindre un même but.

ToutEduc : Est-ce à dire que la laïcité n'est pas partout la même ?

Sébastien Urbanski : Non. Je lis avec beaucoup d'intérêt les travaux de Catherine Kintzler par exemple, qui pose le concept de laïcité comme un absolu, valable partout, et de son point de vue de philosophe, elle a raison. On ne peut pas lui reprocher de ne pas aller sur le terrain voir que ce n'est pas le principe qui varie, mais sa mise en oeuvre. L’enquête de terrain doit en revanche être mené par le sociologue qui, pour des raisons méthodologiques, aboutit à des conclusions qui ne recoupent pas forcément celles de tel ou tel philosophe.

Le site du programme Redisco ici

* Les citations reprises ici ne correspondent pas exactement au verbatim du chercheur

Propos recueillis par P. Bouchard, relus par S. Urbanski

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