Littérature de jeunesse : permettre aux élèves de rencontrer des auteurs, oui, mais pour quoi faire ? (colloque)
Paru dans Petite enfance, Scolaire, Périscolaire, Culture le dimanche 26 mars 2017.
"Il faut faire la révolution par l’imaginaire, les enfants adorent, … alors que les adultes ont des casseroles !" lâche Hervé Walbecq, l’un des auteurs invités par Canopé Auvergne-Rhône-Alpes et l’ESPE de l’académie de Lyon lors du colloque international "Des créateurs dans la classe – Faire vivre la littérature de jeunesse"(Lyon, 17-18 mars 2017).
Pour Françoise Moulin-Civil (spécialiste de littérature et rectrice de la région académique) la littérature de jeunesse est "objet de création et de médiation. Raconter des histoires, c’est se raconter et aller à la rencontre d’autrui, (…) transgresser les frontières réelles et imaginaires. Cette acquisition d’une culture partagée, cette éducation à la citoyenneté en France et dans le Monde s’inscrivent dans les nouveaux parcours éducatifs", ainsi que dans la circulaire de rentrée qui fixe pour objectif de "lutter contre les inégalités de tous ordres, dont l’accès à la culture". Christophe Poiré, directeur territorial de Canopé observe qu’ "en entrant dans nos classes, les créateurs d’aujourd’hui rencontrent les créateurs de demain".
Anne-Marie Mercier-Faivre (Lyon-1) pose l’un des objectifs du colloque : "aider les élèves à poser des questions qui permettent des rencontres avec les créateurs". Elle rappelle la création de la Charte des auteurs en 1984, la Maison des écrivains et de la littérature en 1986, les PNR (Pôle nationaux ressources) devenus PREAC (Créteil, Grenoble, Clermont, Lyon,..) dans le cadre du Plan de 5 ans arts et culture (Lang-Tasca, décembre 2000).
Edutaining, handselling, et selfpromoting
C’est avec des néologismes anglais que Clémentine Beauvais, (auteure, et chercheuse à l’université d’York) dessine les contours d’une approche comparative des rencontres scolaires d’auteurs au Royaume-Uni et en France. Tout les oppose. Au Royaume-Uni, la rencontre scolaire peut être très lucrative pour l’auteur qui vient vendre ses livres (handselling). L’espace culturel est aussi espace commercial, l’école est tout autant "lieu d’event" que lieu de vente. Les limites sont imperceptibles entre l’information, la pédagogie, la consommation et le spectacle (edutaining). La forte promotion de la créativité s’accompagne d’une valorisation du libéralisme et du consumérisme : "Pour l’école néo-libérale britannique la rencontre scolaire d’auteurs fait partie de la plus-value…". L’auteur représente-t-il encore une autorité ou est-il le promoteur de ses ouvrages (selfpromoting), le lecteur est-il créateur ou consommateur, l’école est-elle lieu d’invention ou de vente ?
Le Québec, selon Olivier Dezutter (université de Sherbrooke), se situe par son programme interministériel ‘La lecture à l’École’ à l’opposé des provinces canadiennes anglophones. La loi interdit de faire acheter les livres par les parents. "La culture à l’école est un choix politique". Il se réfère à Philippe Meirieu pour lequel "la rencontre avec l’écrivain permet de ‘désontologiser’ le livre, qui devient un objet culturel" et de "faire découvrir que les savoirs sont vivants et pas seulement des utilités scolaires".
La diversité des expériences françaises
Le colloque permet aussi de présenter diverses expériences françaises. Le projet Graines de lecteurs avec la Villa Gillet (Lyon), réunit 400 enfants chaque année et propose un temps de formation pour les enseignants. C'est ainsi que, pour Isabelle Vio, "la question de la lecture et de l’écriture sort de la classe et se décentre dans un espace public partageable. Le temps long permettant à tous les acteurs (et pas seulement les enfants) de ‘faire’ dans un espace de co-construction". Et, ajoute l’auteur Hervé Walbecq, "c’est un espace de plaisir, de joie, d’exploration, de liberté". La problématique permanente demeurant "en quoi la présence de créateurs favorise l’entrée dans la culture littéraire".
Sont également évoqués le feuilleton des Incorruptibles, présenté par Marianne Rubinstein, qui a permis depuis sa création en 2010, l'édition de 23 textes ; 10 ans de Plan lecture à Lille tandis que plus de 300 classes ont rencontré 45 auteurs ; la Quinzaine du livre de jeunesse en Touraine où 200 auteurs ont pu être rencontrés depuis 1971 ; le Prix littéraire des collégiens de Haute Savoie, depuis 20 ans avec, en 2016, 16 établissements participants à 43 rencontres, étudiant 7 livres dont 2 traductions...
"Donnez la parole aux lecteurs !"
Bernard Friot, écrivain et professeur, par une approche décapante, propose de "renouveler les rencontres avec les auteurs". Il commence par stigmatiser "des normes qui se sont progressivement installées" comme "la mystique de l’apparition", les jeunes qui ne sont pas associés, un cadre rigide avec présentation systématique des travaux de l’établissement, des questions à l’auteur trop préparées, un temps de lecture réduit…
"Et si on faisait autrement ?" D’abord associer les jeunes lecteurs au choix de l’écrivain, car bizarrement plus les élèves sont âgés, et moins on les associe… "La lecture se nourrit d’échanges": les plus jeunes ont besoin de modèles de lecteurs. En Allemagne existent des "parrains de lecture". Il faut, estime-t-il encore, ouvrir les rencontres à des adultes autres que les enseignants et les bibliothécaires. Organiser des rencontres hors l’école, comme à Modène sur une place, car il y a peu de lecture publique en France. Développer les lectures à voix haute , ce qu'il appelle "la lecture avec les oreilles". Inviter davantage d’écrivains étrangers. Refuser les compétitions du type ‘défi lecture’, mais plutôt lire en équipes, favoriser une lecture coopérative, avec des binômes ou des trinômes de lecteurs : "La lecture, la culture, doivent relier". Et paradoxalement moins préparer les rencontres…: "Posez des questions dont la réponse vous intéresse vraiment !".
Il assigne trois objectifs à ces rencontres d’auteurs : développer la lecture personnelle des élèves, modifier positivement leurs représentations de la lecture en faisant prendre conscience des compétences déjà acquises, et créer des interactions entre lecteurs : "Donnez la parole aux lecteurs !".
Des passerelles en lecture
Brigitte Zaugg (université de Lorraine) interroge la traduction "un art qui lit et qui lie". Elle pose trois principes essentiels : la fidélité, l’authenticité et l’esthétique. En littérature de jeunesse, la fidélité au texte d’origine n’apparaît qu’au XXème siècle. Elle distingue la traduction, l’adaptation et la transposition. Elle regrette une standardisation des thèmes et des choix proposés aux jeunes.
Après la présentation du travail des illustrateurs, celui de Sandrine Domaine notamment, David Garroux, professeur de philosophie et de cinéma, rappelle l’ancienneté de "la querelle entre iconoclastes et iconophiles". S’inspirant de la distinction de Bachelard entre l’imaginaire et l’imagination, il s'interroge : "a-t-on réussi à développer une imagination à travers des images ?" Pour cela il faut interroger les références culturelles de l’enfant, et développer une "intericonicité" entre les genres artistiques.
"Danser avec les albums"
Le réseau Canopé propose d'ailleurs une lecture chorégraphique d’albums dans une ZEP de Nanterre. Max Butlen (université de Cergy) remarque que "la lecture est aussi un corps à corps"(Roland Barthes) et interroge : "le grand oublié de l’enseignement de la lecture n’est-il pas le corps ?". Il pose aussi la question de l'intertextualité : Parce qu’on invente bien moins que l’on ne pense, qu’un texte est d’abord relecture, prolongement et transformation de textes antérieurs, la notion d’’intertextes’ permet de s’intéresser à l’ensemble des textes que l’on peut rapprocher d’un texte, les autres textes d'un même auteur, ou d'un même genre, ou qui reprennent les mêmes archétypes, ou qui jouent sur la reprise d'une oeuvre antérieure (comme le petit chaperon rouge, parfois en passant d'un genre à un autre (comme le Faust de Goethe repris par Delacroix, Gounod, au cinéma..).
C'est ce qui amène Anne-Marie Mercier Faivre à souligner la grande diversité des pratiques de rencontres d’auteurs, notamment d’un pays à l’autre. Elle constate que les expériences négatives restent à la marge, et elle appelle à militer pour la littérature de jeunesse comme pratique culturelle, car, pour reprendre la formule d'Henri Walbecq, "chaque processus créatif est une histoire d’amour"!
Claude Baudoin