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Une université d'été pour le parcours citoyen et le nouvel enseignement moral et civique

Paru dans Scolaire le mardi 12 juillet 2016.

Dans le cadre de la "Grande mobilisation pour les valeurs de la République", le réseau des référents laïcité des 32 ESPE a organisé sa deuxième université d’été, les 7 et 8 juillet 2016 à l’ESPE de l’académie de Lyon. Elle a réuni 250 participants venus de 15 académies avec le soutien de quatre ministères (EN, Supérieur, Justice, Intérieur), du réseau Canopé, des partenaires associatifs du CAPE, de l’économie mutualiste. Françoise Moulin-Civil, rectrice de la région académique, a posé d'emblée une exigence : "L'Ecole a pour mission de faire respecter par la société les valeurs qui fondent la République". Elle rappelle que l'école républicaine s'est construite avec la morale, qui inspirait toutes les activités de la classe comme on le lit encore dans le vocabulaire de l’Ecole : "disciplines, leçons, devoirs, 'ortho-graphe', fautes d'orthographe ". Pierre Khan, professeur émérite des universités en sciences de l'éducation à Caen, pense pourtant qu’il faut construire un enseignement moral qui ne soit pas moralisateur : une morale sans moralisme. Il a été responsable du groupe qui a conçu les programmes au sein du CSP, lequel a fait évoluer le projet initial de Vincent Peillon qui voulait une "morale laïque". Ce n'est plus la morale qui est laïque, mais l'enseignement de la morale. Voici un aperçu des débats qui ont marqué cette "université d'été".

"Quelle(s) morale(s) l'Ecole peut-elle enseigner ?"

Jean-Pierre Obin, IGEN honoraire, s'interroge : qu'entend-on par morale ? A l’époque de Jules Ferry il n’y avait qu’une seule morale, alors qu’aujourd'hui il y a pluralisme de morales, ce qui pose la question du relativisme. Il ne faut pas non plus évacuer la distinction entre la morale, ce qui est obligatoire, et l'éthique qui permet de construire des choix. A une époque où il y a "une radicalisation de l'autonomie", pour reprendre les mots de Marcel Gauchet, il prône une morale laïque universelle et une absolue égale dignité de tous. S’appuyant sur Lévinas – "Aucun signe ne venait du dehors" - il affirme que les élèves attendent des adultes qu’ils leur montrent où sont le bien et le mal.

Ce n'est pas le point de vue de Pierre Khan qui croit dans "les vertus d'une morale délibérative" et qui fait remarquer que, pour certains auteurs il y a "une indistinction sémantique entre éthique et morale". Afin de réduire la tension entre soucis de soi et soucis des autres, selon Michel Mesme, IA-IPR de Philosophie, il faut transformer la morale en éthique, montrer le gain pour soi du respect des valeurs morales : une éthique spinoziste où il y a augmentation de notre puissance d'agir, de notre qualité d'être et d'existence, en étant "quelqu'un de bien".

Entre singularité et coopération, des valeurs incarnées.

Pierre Khan, propose "un enseignement moral et civique pour une société démocratique" qui se caractérise par deux éléments : l'individualisme au sens d’une société d'individus responsables de leurs choix et qui reconnaît le pluralisme des valeurs, des croyances, des modes de vie, des conceptions du bien, ce qui ne veut pas dire relativisme. Le défi de l’EMC est de tenir deux pôles : une société des individus où il ne faut pas se ressembler, mais où il convient de se rassembler.

Pour Denis Paget, membre du CSP, il y a une tension des missions entre individuation et socialisation, précisément traitée par le domaine 3 du "Socle", "Formation de la personne et du citoyen". "On peut appartenir à plusieurs groupes. Les élèves ne sont pas une page blanche. A l'Ecole, on ne renie pas ses appartenances, mais on les organise. On doit s'enrichir mutuellement des différentes appartenances." Abdennour Bidar, IGEN, propose une sagesse pratique où "on cultive d'autant mieux le lien à soi que l'on cultive le lien à l’autre, et inversement. Grandir en humanité c’est articuler la dimension de la singularité et de la coopération, les soucis d'autonomie et les soucis de fraternité, le Je et le Nous..."

Lutter contre le narcissisme des selfies

Pour Jacqueline Costa-Lascoux, directrice de recherche honoraire au CNRS, "l'individualisation aujourd'hui nécessite une incarnation des valeurs, qui passe par la sensibilité, la culture, un individu pris dans sa globalité. C'est pourquoi le parcours civique peut réussir. Si on veut lutter contre le communautarisme ou le narcissisme du selfie, il faut incarner les valeurs."

Pierre Khan, convoquant Montaigne et Habermas, insiste sur la nécessaire reconnaissance des expériences humaines.  "Le pluralisme est l'élément à partir duquel on va essayer de construire du commun. La communauté du monde commun est à construire. C'est dans la discussion que l'universalité se prouve." Benoît Falaize (représentant la DGESCO), rappelle que si ces questions explosent aujourd'hui, le thème de la culture commune émerge sous Giscard en lien avec la question immigrée. Il cite les travaux d'Abdelmalek Sayad : "De quoi parle-t-on lorsqu'on parle de culture ? Il y a 350 acceptions du mot culture."

Le mot 'culture' donne sens au "Socle"

Pour Denis Paget il y a eu beaucoup de réformes structurelles, mais la question des contenus d'enseignement a longtemps été négligée. Ce n'est qu'à partir de la réforme Fillon de 2005 et la première version du "Socle" commun que l'on a situé les contenus au centre. Mais avec des maladresses, car on n’a pas choisi entre l’approche par compétences et la juxtaposition disciplinaire... "La culture scolaire est une construction qui aide à grandir et à se former. Mais elle n’est pas la simple transposition de l'état des savoirs. Il y a une créativité propre à l’enseignement. De ce point de vue, les nouveaux programmes assurent une cohérence de cycles avec toutes les disciplines." Toutefois il exprime son inquiétude sur le "Socle" réécrit qui semble être oublié au profit d'un retour aux programmes. "Le "Socle" 2016 a une cohérence très forte alors que celui de 2006 avait trop fragmenté : le livret de compétences évaluait plus de 100 compétences ! Le mot 'culture' ajouté au titre est à comprendre comme le terme englobant qui donne sens au "Socle"."

Eric Favey, IGEN, également membre du CSP, ajoute que "c'est la totalité du "Socle" qui fait sens. Mais l'Ecole n'y peut pas parvenir seule tant qu'il y aura division du travail à l'intérieur, faiblesse du lien avec les familles et avec les autres temps de formation. Les professeurs doivent travailler en commun, y compris avec les 170 000 personnels des collectivités territoriales qui interviennent à l'école. Ils doivent mener un travail d'explicitation du "Socle" auprès des parents. La question de la culture commune à l'Ecole ne se pose pas qu'à l'Ecole, mais pour tous les âges et pour tout le monde. La période complexe et instable accroît la nécessité de faire du commun !..".

Mais, demande alors Pierre Khan, "comment concevoir un enseignement normatif dans une société où règne un polythéisme des valeurs ?" A trop focaliser l’EMC (l'enseignement moral et civique) sur la transmission des valeurs de la République, on oublie qu'il y a aussi une dimension morale. "Transmettre des valeurs, c'est les faire valoir, pas seulement les faire savoir,...et les faire vouloir." C'est pourquoi, articuler des valeurs et des savoirs est un moyen d'éviter le moralisme.

Les élèves attendent une incarnation des valeurs

Le risque serait d'oublier plusieurs décennies d’échec, malgré tout ce qui avait été mis en place, y compris avec l'éducation populaire, fait remarquer Jacqueline Costa-Lascoux. "On ne sortait pas de la logique disciplinaire et statutaire. On est resté dans le juridique, dans la philosophie politique et on n’a pas osé la dimension morale." Aujourd’hui, les jeunes sont très sensibles aux injustices, ce dont témoigne l’emploi du terme humiliation. Beaucoup ne se sentent pas reconnus. La France figure parmi les premiers pays au monde pour le suicide des jeunes, pour l'usage du cannabis,... et les médias peuvent conduire des cultures concurrentielles à la culture scolaire. "On voulait rester dans le rationnel, éviter le sensible alors que les élèves attendaient une incarnation des valeurs et que certains vivaient un sentiment d'exclusion."

Le choc des disciplines est toujours prégnant. Dans un atelier, alors que les participants échangeaient sur disciplines scolaires et universitaires, sur une typologie des débats, sur le manque de mémoire du système, sur l’importance de ne pas sous-traiter les 4 dimensions de l’EMC à 4 disciplines segmentées, sur la cohérence des projets d’école et d’établissement, le travail sur l’identité professionnelle …, une IA-IPR d’Histoire a quitté précipitamment la salle, décret à l’appui, pour motif que l’EMC devait être assuré au collège par les professeurs de sa seule discipline ! Denis Paget avait pourtant mis en garde contre "l'illusion que l'interdisciplinarité est l'abandon de la discipline." Mais, ajoute-t-il, "les professeurs ne sont pas formés à cela en formation disciplinaire et les licences sont de plus en plus pointues, disciplinaires… et différentes d'une université à l'autre..."

Prendre en compte la local

Dans un autre atelier, animé par Franck Bailleul, formateur laïcité à Cayenne, une étude de cas sur un collège de Guyane dans le Haut Maroni a permis de révéler des frottements entre des valeurs dispensées au collège et les valeurs traditionnelles, de réinterroger les fonctions de médiation, de rappeler la nécessité de s’inscrire dans le contexte d’un terrain local qu’il convient de prendre en compte.

Pour Jean-Philippe Pierron, doyen de la faculté de philosophie de Lyon-III, il ne faut pas être dupe, ni de l'idéalisme (l'EMC se suffirait à lui-même alors qu’il y a aussi du social à réformer), ni du cynisme (l'EMC serait un alibi, la morale réduite à du comportemental). L'EMC est au carrefour de deux attentes contradictoires : une attente politique et sociale avec le risque d'une police des mœurs et une attente singulière de chaque personne où le professeur est porteur de fins émancipatrices personnalisantes. "Le paradoxe de la morale c’est qu’elle est la condition d'un monde commun qui accepte de se fragiliser lui-même dans son principe."

Quelles pédagogies pour l’EMC et le Parcours citoyen ?

Pour Françoise Moulin-Civil, "l'EMC n'a de sens que s'il ne reste pas enfermé dans une heure de cours (…) et le parcours citoyen est un cheminement initiatique. Le CSP parle de convergence d'enseignements. Il faut mettre en cohérence ce qui se fait déjà, et de manière plus conscientisée." Elle privilégie deux axes : le développement de la participation des élèves et l'échange, le dialogue, le débat argumenté. Ce dernier point est illustré par l’intervention de Frédéric Lenoir, philosophe (EHESS) avec "la pratique de l'attention et les ateliers à  visée philosophique dans les écoles primaires".

Eirick Prairat, professeur de Sciences de l’éducation à l’université de Lorraine, retient trois angles pédagogiques :

1. la formation du jugement moral. La philosophie morale contemporaine admet que nos existences sont traversées par des dilemmes moraux. Il faut donc une pédagogie des dilemmes moraux qui porte son attention sur la capacité des élèves à identifier un dilemme autour de 4 compétences : identifier un enjeu dans une situation donnée, identifier les risques et les conséquences de ses choix pour soi et pour les autres, pondérer certaines obligations morales, argumenter une décision morale et son acceptabilité.

2. la réhabilitation de l'émotion et de l'imagination. Il y a des attitudes morales spontanées pour lesquelles les émotions jouent un rôle fort. Les arts ne rendent pas plus moraux mais nous permettent d'élargir notre horizon moral en montrant d'autres points de vue.

3. les expériences de vie des élèves. La morale ne se manifeste pas seulement dans les moments périlleux ou de crise, mais aussi dans les moments ordinaires. Il faut faire de l’EMC un moment d'expérience, en respectant les élèves, afin que le vécu livré ne fragilise pas l'élève et que le groupe se transforme plus en espace de dialogue que de délibération.

Une classe comme communauté de recherche

Pour Abdennour Bidar, "il faut encourager le questionnement des élèves, mais on ne peut instituer des débats féconds si nous ne nous formons pas à le faire". Il se réfère au Québec où Michel Sasseville travaille la notion de communauté de recherche dans une classe : comment on apprend à chercher ensemble, comment on installe un désaccord pour canaliser la violence et comment on travaille sur la capacité à penser ensemble. Pour Eirick Prairat, si la citoyenneté est sur le double registre de l'appartenance et de la participation, former un citoyen c'est apprendre à exercer la part de souveraineté qui va lui être dévolue, et l'éducation à la citoyenneté doit emprunter 4 voies : la voie disciplinaire ; les approches pluridisciplinaires ; la vie scolaire ; la réalisation de projets locaux à l'initiative des établissements.

Le Parcours citoyen donne corps à la construction du sujet politique en faisant acquérir le sens de la loi et encourageant et valorisant l'engagement avec quatre lignes de sens : la liberté de la décision, le service (se mettre au service de), le temps (tourné vers un avenir), la responsabilité

Pour Jacqueline Costa-Lascoux le parcours citoyen se situe dans une continuité éducative, en lien avec le "Socle", la charte de la laïcité, l'EMC, la démocratisation de l'établissement scolaire, la reconnaissance du rôle des délégués, une incarnation des valeurs par les élèves. Sans oublier le plaisir !!... Les élèves sont passionnés par le débat. Le parcours citoyen permet d'envisager la personne globalement dans une confrontation des expériences.

L’enseignement moral, vérité de l’enseignement

Pour Eirick Prairat, la question des valeurs ne peut se dissocier d'une certaine exemplarité de la posture enseignante. Il cite Rousseau (L'Emile, livre 4) et évoque "une dimension non-héroïque de l'exemplarité" . Elle doit "rendre la valeur désirable" par l'exemplarité professorale.

Jean-Philippe Pierron invite d'ailleurs à "penser la relation d'enseignement comme une relation éthique. La relation d'enseignement est 'une œuvre commune', la rencontre de deux désirs d'accomplissement de soi, de deux visées de la vie bonne. L'éthique nous situe alors du côté du désir alors que la morale est plutôt du côté de la loi." Le philosophe va plus loin : "L'enseignement moral n'est pas un cas particulier, mais la vérité de l'enseignement." La relation d'enseignement est quelque chose de très fragile, car rattrapé par "la culture de la programmation". La créativité des enseignants est menacée et il faut restaurer la capacité d’initiative des acteurs !

Toute morale est porteuse d'un projet d'éducation

Peut-il y avoir un enseignement sans dimension morale puisque toute morale est porteuse d'un projet d'éducation ? Il y a une tension entre universalité et historicité des contextes. Dès lors, "la valeur, c’est traduire de l'universel dans le singulier d'un contexte." Ce qui fait difficulté, ce n'est plus la libération face à des conditions asservissantes, mais une liberté confrontée au vertige d'une puissance sans limites ! Et donc la possibilité d'une violence radicale, absolue…"

Il propose plusieurs points de vigilance et nous invite à être attentifs à la dissociation contemporaine entre sciences et techniques, là où n’était envisagé autrefois que le progrès, aux enjeux de la crise environnementale, au caractère pluraliste des sociétés, au déploiement de "l'économisme", quand la société de marché a la capacité de proposer de l'individualisation jusque dans l'intime, au déploiement de la rationalité instrumentale, quand les moyens l'emportent sur les fins. Et surtout, il évoque une tension entre les idéaux de la République et le "curriculum caché", tout ce que les élèves apprennent en dehors des programmes.

Le retour de la morale peut-il être l'occasion de lutter contre des formes cachées de la domination ? L'école produit certes de la reconnaissance mais elle produit aussi de la non-reconnaissance. Quid de l'estime de soi, de l'estime sociale ? Il souligne encore l'importance des enjeux liés aux médiations électroniques, "une culture où on assimile la transmission au transféré". Il faut sortir d'une conception pauvre de la technologie, conçue comme un simple outil, lorsque les technologies sont aussi porteuses de valeurs.

La relation d'enseignement doit résister à deux postures : d’un côté une prestation de service, caricature de cette relation au nom de l'individualisation, de l’autre le magistériel, l'expertise, où l'autre n'est pas considéré. Certes Il y a de l'asymétrie, mais il faut "maintenir du lien personnalisant dans la dimension socialisée des interactions scolaires". Le pire de l'enseignement moral serait une discipline plaquée qui viendrait du dehors ! "Éduquer ce n'est pas seulement installer dans un monde déjà fait, mais ouvrir dans un monde à inventer et à initier."

Une réflexion franco-française ?

Reste pour ToutEduc à se demander pourquoi une deuxième université d’été d’une telle qualité continue d’ignorer les meilleurs textes issus de la coopération internationale, comme la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles (UNESCO 2005), texte dans lequel la plupart des problématiques et des tensions abordées sont traitées dès les considérants de la convention ? Sachant que les conventions, dans la hiérarchie des normes juridiques de la République française, se placent juste en dessous de la Constitution mais au-dessus des lois ? Que la communauté internationale a choisi la France pour y installer le siège mondial de l’Organisation des nations unies pour la l’éducation, la science, la culture et la communication ? Que nombre de nos écoles sont des "écoles Monde" ? Que certains contributeurs appelaient à un nécessaire décentrement ? La prise en compte des interdépendances et des interrelations, fussent-elles morales, éthiques, culturelles et citoyennes s’arrêteraient-elles aux limites de l’Hexagone ?

Claude Baudoin

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