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Après "Charlie" : "Une mobilisation pour faire entrer dans les pratiques scolaires une approche active des valeurs" (Françoise Lorcerie)

Paru dans Scolaire, Périscolaire le lundi 12 octobre 2015.

Françoise Lorcerie participera, le 24 octobre à la table ronde "éducation et laïcité" dans le cadre du colloque organisé par la Ligue de l'enseignement sur la laïcité (voir ToutEduc ici). Elle est directrice de recherche à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (CNRS). Ses travaux portent principalement sur les processus d’intégration des immigrés en France, notamment à travers les politiques publiques en matière scolaire.

ToutEduc : Pourquoi la France connaît-elle aujourd’hui un débat quasi permanent sur la laïcité ?

Françoise Lorcerie : L'ensemble des pays démocratiques ont des institutions proches de ce que nous appelons en France la laïcité, si ce n’est qu’en France nous avons des conditions plus fortes sur la neutralité de l’État et des agents publics. Cette question, qui avait disparu du débat public, n'est redevenue un problème public que dans les années 80-90, en relation avec l'islam. On a alors recommencé à débattre de la laïcité à cause du port du voile dit "islamique", et le débat s'est focalisé sur l'autorisation ou non de porter cette tenue à l'école. On peut même dire que c’est l’avis rendu par le Conseil d'État en novembre 1989 qui a déchaîné le débat, lorsque le Conseil a fait savoir que, selon notre droit public, le port de signes religieux à l’école n'était pas incompatible avec la laïcité ; que le port du foulard par les élèves était donc possible s'il ne causait pas de trouble à l'ordre scolaire.

Personne ne s'y attendait. De fait, le droit français avait évolué sans que l'on s'en rende compte, notamment en acceptant l'article 9 de la Convention européenne des droits de l'homme de 1950 qui protège le droit de manifester sa religion, "individuellement et collectivement, en privé et en public", sous réserve de ne pas troubler l'ordre public. La liberté d'expression religieuse est donc tout à fait large en France, aussi large qu’ailleurs : les signes d’appartenance ne sont pas répréhensibles en eux-mêmes, même si, dans l’espace neutre que constitue l’école publique, le prosélytisme et les manifestations ostentatoires ne sont pas autorisés.

L'école a cristallisé les tensions autour de cette question car elle est, depuis Condorcet, imaginée comme le cœur des institutions républicaines. C'est le lieu où se forgent les citoyens, dont dépend l’avenir de la République. Il y a une mystique de l'école dans le schéma idéal de la société française. À cela s’ajoute une raison d’opportunisme : une loi générale d’interdiction était exclue en raison de la compétence exercée par la Cour européenne des droits de l’homme sur le régime interne des libertés publiques, mais on pouvait penser qu’une exception serait accordée pour l'école, en lien avec la tradition française. Et de fait, la France a été autorisée, à travers la loi de 2004, à proscrire le voile à l'école comme une limite à poser à l'expression religieuse des élèves. Mais en dehors de l'école, le droit commun de la liberté religieuse s’applique : on a communément le droit de porter le voile, ce n’est pas contraire à la laïcité ; seuls les agents publics ne le peuvent pas.

ToutEduc :  Vos recherches s'intéressent notamment aux populations musulmanes. Comment jugez-vous le regard porté sur les musulmans en France ?

Françoise Lorcerie :  Une chose m’a frappée depuis le début, c’est que les musulmans de France n’ont jamais été admis comme des interlocuteurs valables dans ce débat. C'est la grande différence avec ce qui se passe en Grande-Bretagne, en Belgique, en Allemagne, etc. La commission Stasi en 2003 comportait trois membres portant des noms musulmans : Mohamed Arkoun, Hanifa Cherifi, et Gaye Petek, tous trois notoirement distants, pour le moins, d’avec la pratique religieuse. Les musulmans croyants furent à peine écoutés, y compris les membres du tout nouveau Conseil français du culte musulman, qui avaient pourtant tous signé un protocole d’engagement en faveur des valeurs de la République. C'est d'une très grande violence de procéder ainsi.

Rappelons qu’en France, l'islam n’a qu’une faible surface institutionnelle : il y a peu de locaux pour le culte et les réunions, peu d’institutions de formation, peu d'imams, et aucune institution centrale à l’exception du CFCM, dont la légitimité paraît entachée par les tractations avec l’État. Il n’existe pas d’église en islam : les croyants se montent en associations sur une base locale souvent, et le président devient le porte-parole de la réunion des fidèles. Ensemble, ils recherchent un imam, bénévole par la force des choses, c’est parfois un étudiant fraîchement arrivé avec une formation en arabe et en religion. Il en sait un peu plus que les autres... Le nombre d'abattoirs occasionnels pratiquant l’abattage rituel est ridicule. Au final, les populations peuvent se sentir traitées sans aménité, alors même que la laïcité garantit en principe l’impartialité religieuse des pouvoirs publics.

Mais il faut saluer ici le travail de la Ligue de l'enseignement dès 1983-1984, pour repenser la philosophie politique de la laïcité à l’aune des nouveaux enjeux sociaux et notamment de l’inclusion de l’islam et des musulmans. Cette démarche a mené au vote de la résolution “Laïcité 2000” lors du congrès de juillet 1989, avant même l'affaire des foulards de Creil, donc, et la Ligue n’a pas dévié de cette ligne depuis. Il ne s’agit plus de combattre l'église catholique, disait Michel Morineau, le débat doit désormais porter sur la manière d'inclure les musulmans dans la société. Descendants des “indigènes” coloniaux, ceux-ci nous renvoient à un passé colonial mal digéré. La laïcité doit les assurer de leur place dans la société nationale.

ToutEduc : Depuis les attentats de janvier 2015, la politique d'intégration est à nouveau sous les projecteurs. Comment percevez-vous les mesures prises en matière éducative ?

Françoise Lorcerie : Après "Charlie", les partisans d'une laïcité hostile à l’expression des différences sont repassés à l'attaque, comme ils l’avaient fait avant 2012. Ils entendent imposer la neutralité dans tous les espaces dits “publics” comme les entreprises, l'université, les garderies, et empêcher d’accommoder les demandes religieuses comme dans les cantines scolaires...

Mais du côté du gouvernement, passé le premier moment de stupeur, la “grande mobilisation de l'école pour les valeurs de la République” s’est déployée avec une vigueur inattendue et elle semble rencontrer de l’adhésion sur le terrain. Alors qu’on s’était efforcé ces dernières années de faire appliquer la laïcité de façon autoritaire et tatillonne, on privilégie désormais l’idée de faire partager les valeurs, c’est-à-dire une approche éducative. Certes, cette idée n’est pas nouvelle : elle figurait déjà dans la loi sur le socle commun de connaissances et de compétences en 2005. Mais l'enseignement restait transmissif, on gérait peu le côté sensible et l’engagement qui constituent le corrolaire de l’expérience des valeurs. L’Éducation nationale disait ne pas savoir enseigner les savoir-être.

"Charlie" a été une gifle de ce point de vue. On observe à présent, à l’inverse, une mobilisation pour faire entrer dans les pratiques scolaires une approche active des valeurs, via le débat, le parcours citoyen, la réserve citoyenne... Heureuse coïncidence, le programme de l'enseignement moral et civique, entré en vigueur depuis la rentrée, est à l’unisson. L'idée prévaut que les valeurs se transmettent en s’éprouvant, et non par des cours déclaratifs. La demande de développer un média par établissement va dans le même sens. Les partenaires de l'école, dont la Ligue de l'enseignement, incarneront ici des forces de proposition.

Néanmoins, il y a des bémols à cette évolution positive. D’abord, elle reste souterraine, le ministère ne communique pas sur la réorientation qu’il a imprimée, et à lire les journaux, on voit bien que l’idée n’est pas passée. De plus, le ministère a demandé de faire signer aux parents une Charte de la laïcité qui tient de l’approche autoritaire autant que de l’approche éducative. Cette signature suscite des incompréhensions et peut être vécue comme humiliante.

Propos recueillis par Diane Galbaud

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