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Migrants, mineurs isolés étrangers et scolarisation : une analyse juridique (exclusive) d'A. Legrand

Paru dans Scolaire, Orientation le mardi 29 septembre 2015.

"L’afflux actuel de migrants, même s’il touche moins la France que d’autres pays voisins, pourrait rende encore plus aiguë une question qui s’est déjà ravivée dans les derniers mois, celui du traitement des mineurs étrangers isolés", estime André Legrand. Ancien recteur, ancien président de Paris-X, professeur de droit, il propose aux lecteurs de ToutEduc une analyse juridique de la situaton des MIE.

"On connaît la règle de principe posée par le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile : l’étranger mineur de 18 ans ne peut pas faire l’objet d’une obligation de quitter le territoire français ni d’une décision d’expulsion. Cela n’interdit pas que les autorités, et en particulier le juge des enfants, disposent de certaines possibilités de frapper d’une mesure d’éloignement des mineurs dépourvus de titre de séjour, mais, indique la jurisprudence, cela ne constitue jamais une obligation pour le juge, qui doit exclusivement statuer en fonction de l’intérêt supérieur de l’enfant.

Le dispositif français de protection de l’enfance est intégralement applicable aux mineurs de nationalité étrangère présents sur le territoire, sans condition de nationalité ni de régularité du séjour. Ce principe se heurte cependant à de nombreuses difficultés d’application liées aux fortes réticences des autorités compétentes devant les charges financières de l’accueil. Les principales complications créées prennent appui sur l’âge réel des intéressés, souvent suspect d’être minoré, ou la réalité des risques encourus dans leur pays d’origine.

Peu de décisions favorables aux MIE 

Les difficultés rencontrées nourrissent un contentieux qui, sans être pléthorique, n’en revêt pas moins une certaine importance. Sur les vingt-six décisions rendues sur le sujet entre 2009 et 2015 et citées au site Légifrance, une vingtaine, émanant pour la plupart de cours administratives d’appel, concernent des situations individuelles ; peu se concluent de manière favorable. La plupart du temps, les juridictions saisies rejettent les recours présentés contre les mesures d’éloignement (trois des décisions citées ayant seules connu une issue favorable)..Ce sont parfois des arguments tirés de la réalité de l’âge invoqué ou de la durée du séjour en France qui justifient le rejet. Le plus souvent, cependant, les arguments justifiant le rejet sont tirés du maintien de relations affectives et familiales dans le pays d’origine ou de l’absence de liens réels en France. Les décisions sont souvent prononcées en dépit de résultats très positifs de la scolarisation en France et de la constatation d’une intégration réussie, les intéressés suivant avec succès des formations professionnelles.

Les décisions de portée générale concernent pour l’essentiel les relations entre l’Etat et les collectivités territoriales. Ce sont en effet les conseils généraux qui assument la charge financière des enfants concernés. C’est ainsi qu’en 2009, la CAA de Bordeaux a rejeté un recours du département de l’Ariège tendant à faire mettre à la charge de l’Etat le remboursement de dépenses engagées pour la prise en charge de jeunes mineurs isolés de nationalité étrangère. Les intéressés avaient été placés par l’autorité judiciaire sous la tutelle de l’aide sociale à l’enfance ou fait l’objet d’un jugement en assistance éducative. La Cour rappelle que, dans ces conditions, la prise en charge des dépenses engagées au profit des jeunes mineurs, fussent-ils étrangers et dépourvus de famille, relève de la compétence de principe du département, dès lors qu’il n’est pas établi que les mineurs concernés auraient été accueillis en France en vertu de décisions gouvernementales prises pour tenir compte de situations exceptionnelles.

La Seine-Saint-Denis et la Mayenne

Les difficultés lies à l’accueil ont amené certains départements à adopter des attitudes de refus. En juillet 2011, le département de la Seine Saint Denis s’est déclaré hors d’état d’accueillir tous les mineurs identifiés sur son territoire. En juillet 2013, le président du conseil général de la Mayenne a décidé de mettre fin à tout nouvel accueil de jeunes étrangers isolés par son service d’aide à l’enfance. Face à ces difficultés, des efforts ont été mis en œuvre tendant à organiser une coopération entre les services de l’Etat et les instances départementales. Ils se sont en particulier traduits par la conclusion d’un protocole d’accord, en mai 2013, entre le ministère de la Justice et l’Assemblée des Départements de France. Mais l’écart entre les prévisions d’accueil et la réalité de l’afflux (4000 arrivants au lieu des 1500 estimés) ont mis en péril l’équilibre financier recherché et conforté les départements dans des attitudes de refus.

Dans ce cadre, la ministre de la Justice a souhaité mettre en place, par circulaire du 31 mai 2013, un dispositif d’orientation nationale dans le choix du département d’accueil : en effet, lorsque le juge des enfants ou, à titre provisoire, le procureur de la République, ordonnent le placement dans un service départemental d’aide à l’enfance d’un mineur étranger isolé, ils ne sont pas tenus de le confier au service du département dans lequel il a été identifié. Ils ont la liberté de choisir le lieu d’accueil en fonction de l’intérêt supérieur de l’enfant. Dans une instruction au Parquet, placé sous son autorité, la garde des Sceaux recommandait donc aux procureurs de la République, pour guider le choix des départements d’accueil, une clé de répartition correspondant à la part de la population de moins de 19 ans dans chaque département.

Le Conseil d'Etat saisi 

Un premier recours en référé présenté par cinq départements contre cette circulaire, pour obtenir la suspension de son application, a été rejeté par le Conseil d’Etat en mars 2014, la condition d’urgence n’étant pas remplie. En revanche, dans un arrêt sur le fond, rendu le 30 janvier 2015 sur le recours de neuf départements, le Conseil d’Etat a annulé une partie de la circulaire. Le Conseil d’Etat a d’abord rappelé que certains critères de choix prévus par la loi ne pouvaient s’appliquer aux mineurs isolés (par ex. le souci de maintenir les liens avec les parents), le Conseil d’Etat a admis que la recommandation faite aux procureurs de tenir compte des capacités d’accueil et du nombre de mineurs déjà accueillis correspondait bien au souci de l’intérêt supérieur de l’enfant, puisqu’ils conditionnaient la capacité du département à assurer l’accueil dans des conditions satisfaisantes.

La Haute juridiction ajoute que l’information sur les capacités d’accueil et l’autorisation donnée au Parquet de confier un mineur étranger isolé à un département distinct de celui où il a été repéré ne portent pas atteinte au principe de libre administration des collectivités territoriales ; ces mesures ne font que rappeler des possibilités prévues par la loi ; elles ne transfèrent donc pas aux départements une compétence qui aurait antérieurement été exercée par l’Etat et elles n’étendent pas leurs compétences.

Lui donner une base juridique plus solide

En revanche, l’établissement d’une clé de répartition entre départements introduit une disposition nouvelle non prévue par la loi. La garde des Sceaux n’avait pas le pouvoir d’établir par circulaire une telle disposition, qui présente un caractère réglementaire. C’est sur ce seul point qu’une annulation est prononcée. Considérant que celle-ci ne remet pas en cause le principe que la garde des Sceaux avait souhaité poser, le gouvernement a donc annoncé, dès la décision du juge connue, qu’il maintiendrait le dispositif d’orientation nationale mis en place depuis 2013 et en particulier la cellule d’appui, mais qu’il saisirait le Parlement pour lui donner une base juridique plus solide.

Pendant ce temps, les contentieux continuent. La CAA de Versailles a ainsi rejeté un recours du département de la Seine-Saint-Denis fin juillet 2015. Celui-ci se plaignait d’une augmentation qu’il jugeait excessive du flux de mineurs isolés, qui dépassait le chiffre de mille en 2011, alors qu’il était, selon lui, de moins de cent dans la quasi-totalité des autres départements. Il demandait donc la mise en jeu de la responsabilité de l’Etat sur plusieurs fondements, tous rejetés par la Cour. Celle-ci a rappelé que la prise en charge des dépenses engagées au profit des jeunes mineurs relève de la compétence de principe du département, dès lors qu’il n’est pas établi que les mineurs concernés auraient été accueillis en France en vertu de décisions gouvernementales prises pour tenir compte de situations exceptionnelles. Elle a refusé de considérer que la Seine-Saint-Denis était victime d’une rupture d’égalité devant les charges publique, dans la mesure où ce principe, qui impose de traiter de la même façon les personnes se trouvant dans une même situation, ne s’applique pas aux départements, hétérogènes par leur composition démographique et leur potentiel fiscal et qui bénéficient de mesures de péréquation financière.

Le droit à l'éducation

Ces problèmes, liées à la nécessité de concilier les exigences de la politique gouvernementale et les contraintes juridiques et financières pesant sur les départements, se retrouvent dans un des secteurs où se focalisent certaines controverses concerne la scolarisation et, de manière plus générale, l’éducation de ces mineurs : en principe, en vertu des conventions internationales ratifiées par la France et de l’article L. 111-1 al. 5 du code de l’éducation, les mineurs isolés étrangers bénéficient du droit à l’éducation. Mis en œuvre en particulier, mais pas exclusivement, par le biais de l’aide sociale à l’enfance, service placé sous la responsabilité des départements, ce droit s’exerce dans le cadre des centres académiques pour la solarisation des enfants allophones nouvellement arrivés et des enfants issus de familles itinérantes et de voyageurs (CASNAV), ce qui pose d’emblée la question des rapports entre services départementaux et services de l’Etat. Si l’efficacité de ce dispositif a un temps semblé assurée, la plupart des enfants présentés faisant l’objet d’une affectation effective dans des établissements scolaires dans des délais raisonnables, la situation s’est dégradée depuis trois ans et, plus encore depuis le début de l’année 2015, et le taux d’accueil a très fortement diminué.

La situation existant à Paris a provoqué une saisine du Défenseur des droits par une quinzaine d’associations. Sans entrer dans l’ensemble des arguments présentés, on notera qu’y est entre autres mis en cause, comme source des difficultés, le partenariat obligé avec les départements. Les associations signataires citent en particulier des déclarations du recteur de Paris indiquant que "ses services ne scolariseraient que les mineurs pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance ou en mesure de présenter un jugement du Tribunal pour enfants les confiant à ce service". Elles constatent que "c’est désormais l’immense majorité des enfants en difficulté avec les services de l’Aide sociale à l’enfance de Paris qui sont exclus du service de l’Education".

Une prise de position préalable des services sociaux ?

Cela pose bien sûr une question fondamentale : est-ce que la mise en œuvre du droit à l’éducation peut dépendre d’une prise de position préalable des services sociaux ? C’est le débat qui oppose le directeur du CASNAV de Paris, qui subordonne l’accueil à une reconnaissance préalable de la minorité par la permanence d’accueil et d’orientation des mineurs isolés étrangers au directeur du Journal du droit des jeunes qui s’indigne au contraire dans une prise de position récente auprès de Touteduc : "depuis quand l’inscription d’un élève dépend-elle de l’avis du service social chargé de la protection de l’enfance ? Depuis quand les règles inscrites dans le code de l’éducation doivent-elles céder devant les instructions d’un service départemental ?"

Affaire à suivre avec attention."

André Legrand

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