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"Pour avoir une approche intelligente du fait religieux, il faut qu'elle soit complète et mêle histoire, sociologie, anthropologie, droit, science politique" (Corinne Bonnet, interview)

Paru dans Scolaire, Périscolaire, Culture le mardi 30 juin 2015.

Portrait Corinne BonnetEn janvier 2016, l'université de Toulouse-Jean Jaurès ouvrira, avec Sciences Po Toulouse, un "DU Politique, religion et laïcité". Cette formation, soutenue par le CNFPT, la Ligue de l'enseignement et l'Observatoire de la laïcité, accueillera une première promotion de 25 personnes, essentiellement des professionnels en formation continue qui peuvent être confrontés à des situations multiconfessionnelles complexes et potentiellement conflictuelles, comme ceux issus du monde de l’éducation ou des collectivités. Corinne Bonnet, enseignante-chercheuse spécialisée en histoire des mondes grecs, sémitiques et en histoire des religions de l'Antiquité, nous explique en quoi la dimension pluridisciplinaire et le regard porté sur la coexistence de religions dans l'Antiquité pourront donner des clés de compréhension et des outils à des professionnels confrontés à des situations multiconfessionnelles.

ToutEduc: Qu'est-ce qui a motivé la création de ce DU?

Corinne Bonnet: J'ai commencé à travailler sur ce projet avec des enseignants-chercheurs de Science Po il y a trois ans. Ma motivation était double. Je constate d'abord une inculture abyssale sur ce sujet chez les étudiants. D'autre part, j'ai l'impression que l'on manque d'intelligence collective au sujet des religions. Penser que la laïcité est le contraire d'une religion, vision assez répandue en France, est une absurdité! De plus la religion a une forte dimension de créativité culturelle et se situe toujours au croisement de l'économie, des savoirs, de la connaissance, de la sociabilité... Il faut avoir conscience de cette richesse. Il faut savoir aussi développer un regard panoramique et aller au-delà de ce qui s'est passé en Europe. Le DU doit servir à ça: il ne donnera pas de "recettes" pratiques mais servira à injecter de l'intelligence, de la profondeur pour apprécier les situations. Les personnes, mieux armées intellectuellement, seront des médiateurs plus efficaces et plus sereins. 

ToutEduc: Les formations universitaires dans ce champ semblent fleurir. En quoi ce DU est-il différent?

Corinne Bonnet: J'ai vu que des formations intéressantes étaient proposées à Paris et à Strasbourg notamment. Mais le plus important était qu'il n'y avait pas quelque chose d'analogue dans le Sud. Nous nous sommes intéressés au DU de l'université de Montpellier 3 "Laïcité et multiculturalités", mais nous avons constaté que celui-ci était très axé sur les aspects juridiques, à l'instar de celui de l'université Toulouse 1 Capitole qui ouvre à la rentrée prochaine [le DU "Droit et religions" qui doit former notamment aux relations entre les institutions religieuses et les pouvoirs publics, NDLR]. Ce dernier est un peu un "produit Charlie", qui s'intéresse surtout à ce que l'on peut ou ne peut pas faire quand on gère des communautés religieuses. Même si c'est évidemment utile, je pense qu'il faut proposer une approche plus "ample". De notre côté, nous avons voulu aborder le fait religieux dans toute sa complexité, en y intégrant toutes les dimensions: histoire, sociologie, anthropologie, science politique, droit, philosophie... Pour avoir une approche intelligente du fait religieux, il faut qu'elle soit complète. Le point de vue de la sociologie est incontournable - où pratique-t-on telle ou telle religion? Le radicalisme islamiste est-il davantage implanté dans cette région ou dans telle autre?- ; l'histoire est indispensable pour comprendre d'où vient l'Islam, les problèmes de contact et de divergences entre Christianisme, Judaïsme et Islam, etc. Les historiens montreront que les situations actuelles sont le fruit d'une longue histoire, des cours porteront sur les relations entre États et religions - la laïcité à l'américaine est par exemple très différente de la nôtre -. Côté pratique, nous aurons un module durant lequel des professionnels viendront échanger sur des situations multiconfessionnelles auxquelles ils sont confrontés. L'objectif étant de montrer aussi que ce ne sont pas toujours des situations conflictuelles et que les religions peuvent avoir un rôle positif dans le tissu social, que ce sont aussi des "lieux" de médiation, d'aide, de collaboration et de partage. Nous avons trop souvent une vision négative des religions et une attitude de méfiance. Cette approche pluridisciplinaire doit permettre de donner du recul, d'injecter de l'intelligence pour une meilleure compréhension de la présence religieuse.

ToutEduc: Comment avez-vous eu l'idée de vous appuyer sur vos travaux pour ouvrir la réflexion sur les religions contemporaines...

Corinne Bonnet: Depuis plus de trente ans, je cultive une double compétence sur le monde grec et le monde sémitique, et le multiculturalisme qui a marqué l'Antiquité. C'est ce qui me "qualifie" aujourd'hui pour aborder les problèmes de cohabitation entre les différentes religions du monde moderne. On voit des clivages très forts autour du "vivre ensemble", en particulier religieux. Prendre un peu de recul en s'intéressant à la façon dont ça fonctionnait dans l'Antiquité peut aider. Car il y a une différence fondamentale sur laquelle on peut réfléchir. Aujourd'hui cohabitent un État français laïque qui veut garantir sa neutralité par rapport aux religions, et plusieurs religions, dont les dominantes, monothéistes, se caractérisent par leur caractère exclusiviste: ces religions se revendiquent comme de "vraies" religions que l'on doit pratiquer à l'exclusion de tout autre. Or, dans l'Antiquité, le système de religion, polythéiste, était totalement différent: il reposait sur une pluralité de dieux et plusieurs systèmes religieux pouvaient cohabiter. Athènes était une cité très visitée, diverses communautés s'y installaient et pratiquaient leurs propres cultes. Et tous étaient légitimes. Une cohabitation qui s'explique par le fait qu'elles constituent un ensemble de pratiques et de traditions sans dogmatisme. Il n'y a pas de texte canonique, ce qui laisse une grande place à la flexibilité. Et on est dans une espèce de pragmatisme: les dieux sont tout puissants, on souhaite qu'ils nous protègent et à travers le culte, il faut se les concilier. Si une divinité d'un autre culte est suffisamment vénérable, attractive, rien n'empêche à un Athénien d'aller lui faire une offrande. Et de fait, on voit que les Athéniens ont participé aux cultes étrangers et inversement. Il y a beaucoup de porosité, avec pour seule limite que la stabilité de la cité ne soit pas mise en danger. Mon terrain de recherche est en ce sens intéressant pour réfléchir à ce qui a permis à ces différents groupes de cohabiter de façon relativement pacifique. Il y avait un certain art du "vivre ensemble". Évidemment pas obligatoirement transposable mais qui donne à réfléchir.

ToutEduc: Comment vous positionneriez vous aujourd'hui compte tenu de ces connaissances?

Corinne Bonnet: Mon dernier ouvrage, "Les enfants de Cadmos - Le paysage religieux de la Phénicie hellénistique" [récompensé en 2014 par le prix Franz Cumont de l'Académie royale de Belgique, NDLR], est centré sur la cohabitation entre religions phénicienne et grecque après la conquête de la Phénicie par Alexandre. Je fais quelques liens, dans la conclusion, avec des situations contemporaines. J'y explique que lorsque l'on met deux religions en contact, le produit de cette mise en contact est relativement imprévisible. 1+1 ne fait pas 2, cela produit des "négociations". De cette mise en contact émergent des formes de religiosités imprévisibles, des formes de cultes, de dévotions, de représentations innovantes. Ce biculturalisme s'observe par exemple dans les représentations. On trouve sur le socle de statues données en offrandes aux divinités, des textes gravés en grec, ou en phénicien, ou dans les deux langues, avec le nom des divinités écrit dans l'une ou l'autre langue ou dont les deux noms sont accolés. On peut trouver également dans un même sanctuaire la déesse Astarté représentée par un trône vide comme le faisaient les phéniciens, et des représentations d'Aphrodite, déesse qui présente les mêmes "traits", très sexuées, très corporelles. Quand on parle de l'Islam de France, il faut donc admettre que cela va être un "produit" original, qui entre en résonance avec la laïcité française. Selon moi, il faudrait davantage laisser expérimenter. Aucune culture n'est étanche. Le sociologue Bruno Latour parle de "plurivers" et non d'univers pour qualifier ce monde de composition.

ToutEduc: Est-ce à dire qu'il ne faut pas légiférer?

Corinne Bonnet: La laïcité est évidemment un formidable acquis sur lequel il ne faut pas revenir. Mais après, je pense qu'il est sain de laisser les religions manifester leurs propres pratiques, s'exprimer, dans un respect mutuel. Et qu'il vaudrait probablement mieux faire en sorte que les compromis se négocient de façon autonome, sans trop d'intervention des pouvoirs publics. Regarder vers l'Antiquité nous apprend que les pratiques peuvent s'ajuster les unes aux autres.

Propos recueillis par Camille Pons

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