Enseigner l'informatique, c'est enseigner une autre manière de penser le monde (G. Dowek, interview)
Paru dans Scolaire le vendredi 22 mai 2015.
Les rencontres de l'ORME, les 20 et 21 mai à Marseille, ont été l'occasion d'un débat assez vif sur l'enseignement de l'informatique. Gilles Dowek, l'un des ténors de l'EPI, l'association "Enseignement public et informatique" qui milite pour la création d'une discipline à part entière, participait à la première table ronde sur les enjeux de cet enseignement.
ToutEduc : Au cours de cette table ronde, le représentant de la DNE, la direction du numérique pour l'éducation au ministère, a estimé que l'informatique était l'affaire de tous les enseignants, mais ne constituait pas une discipline. Qu'en pensez-vous ?
Gilles Dowek : Je crois qu'il est au contraire nécessaire que cet enseignement constitue une discipline, avec un horaire dédié, un programme, des enseignants, un examen... Et le plus important est qu'il y ait un corps enseignant. On n'a jamais vu enseigner quoi que ce soit, sur le long terme, par des enseignants qui en savent à peine plus que leurs élèves...
ToutEduc : En quoi l'informatique constitue-t-elle une discipline spécifique, et n'est-elle pas une forme que peuvent prendre, à un moment ou à un autre, les mathématiques, la géographie, la gestion ou les études littéraires ?
Gilles Dowek : C'est une manière de penser les problèmes très différente. Si vous regardez un tableau du XVème siècle et un autre du XXe siècle, vous savez immédiatement lequel a été peint avant l'autre. Mais trouver l'algorithme qui permettra à une machine de distinguer les deux oeuvres n'a rien d'évident. En revanche, il est très facile pour un ordinateur de multiplier deux nombres de douze chiffres, ce que vous n'imaginez pas faire de tête. Il y a une manière algorithmique de penser le monde, et c'est cela qu'on n'enseigne pas assez.
ToutEduc : Cette manière de penser le monde change-t-elle le monde ?
Gilles Dowek : Oui. Pensez aux chauffeurs de taxi. Ils n'ont pas vu venir la révolution numérique, et leur profession est en train de mourir. Regardez les hôteliers qui n'ont pas compris qu'ils devaient réfléchir en termes de flux d'informations. Ils ont délégué la tâche à des prestataires qui sont en train de leur prendre 30% de leur chiffre d'affaires... Les médecins soignent déjà des "patients augmentés". Des algorithmes vont permettre d'individualiser les traitements, et peut-être même de concevoir des médicaments sur mesure, pour une personne donnée... Toutes les professions sont concernées.
ToutEduc : Peut-on enseigner cette autre manière de voir le monde à tout âge ?
Gilles Dowek : Oui, mais bien entendu on n'enseigne pas la même chose, ni de la même manière, à des élèves de cinq ans, de quinze ans, ou de vingt-cinq ans. Dès qu'un enfant sais parler, on peut l'amener à réfléchir à la manière dont il peut exprimer une information précise, par exemple la position d'un trésor, ou la manière d'effectuer un pas de danse, et l'amener ainsi à comprendre la différence entre une langue et un langage. Ces concepts peuvent s'enseigner sans clavier. À l'école élémentaire, on peut introduire les premiers éléments de programmation avec Scratch (un langage conçu par le MIT pour les enfants dès 8 ans, ndlr), mais on doit équilibrer les activités : à côté de la programmation, et de la réflexion sur la différence entre langue et langage, on peut aussi amener les élèves à se poser des questions en partant de leurs usages usages des objets informatique : comment le courrier électronique que j'envoie arrive-t-il dans la boîte mail de ma grand-mère, parmi 8 milliards d'autres ? Cette question mène rapidement à découvrir la notion de routeur, à se demander si le protocole TCP/IP est très différent de la suite d'actions qui permet l'expédition d'une lettre par la poste. Un autre type d'activité ne requiert pas de clavier, au moins dans un premier temps : définir l'algorithme qui permettra de mettre un mot au pluriel, et distinguer les sept ou huit cas possibles, selon qu'il s'agit du mot "cheval", du mot "souris" ...
ToutEduc : Cette autre façon de voir le monde peut-elle influer sur les autres disciplines ?
Gilles Dowek : Oui. Prenons l'exemple des mathématiques. On enseigne actuellement surtout les mathématiques qui sont utiles à la physique, le calcul de dérivées... D'autres chapitres, qui sont utiles en informatique : la logique, le dénombrement, l'analyse de données... peuvent prendre une signification nouvelle, et trouver leur place dans les programmes.
ToutEduc : Vous êtes chercheur à l'INRIA, pourquoi vous intéressez-vous à l'enseignement de l'informatique à l'école et dans le second degré, au point d'être un militant ?
Gilles Dowek : J'ai longtemps enseigné l'informatique à l'École polytechnique. Il y a dix ans, la moitié au moins de mes étudiants avaient le niveau d'un élève de CE2. Du coup, je me suis demandé ce qu'ils avaient fait en prépa, puis ce qu'ils avaient fait au lycée... Depuis, les choses ont bougé, au moins dans les classes préparatoires et au lycée.
ToutEduc : Et ailleurs ? Politiquement, on a le sentiment d'une ambiguïté. Le ministère n'envisage pas de créer un corps enseignant spécifique, mais le président annonce l'extension de l'enseignement de spécialité "informatique et sciences du numérique" à toutes les terminales et une réflexion sur son extension aux classes de première...
Gilles Dowek : En effet, mais il faut se féliciter des annonces présidentielles, nous assistons à un début de prise de conscience, les choses bougent, dans les faits et dans les intentions. Nous avons besoin de la création d'une discipline, mais il faut que toutes les disciplines s'interrogent sur leurs rapports au numérique ; au moins sur ce second point, les intentions sont claires.