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EXCLUSIF. Conditions enseignantes : l'heure des choix pour une profession mise à l'épreuve (Claude Lessard)

Paru dans Scolaire le lundi 12 janvier 2015.
Mots clés : Lessard

Claude Lessard (Université de Montréal) était chargé de la conférence introductive du colloque organisé à Lyon-II sur les conditions enseignantes. Il y montre comment le contexte, des "trente glorieuses" à aujourd'hui a profondément modifié la donne. Faut-il revenir aux "fondamentaux" ? Les méthodes scientifiquement fondées sur des preuves s'imposent-elles ? Quelle est la place des résultats dans le pilotage du système ? N'y a-t-il pas d'autres solutions ? Le président du conseil supérieur de l’Éducation du Québec nous a fait l'amitié de nous confier ce texte dense, foisonnant, long, que nous publions bien volontiers parce qu'il est essentiel.

La question de l’enseignement – vocation, métier ou profession –, de sa place dans la société et dans le système éducatif – statut et carrière -- et des enseignants – leurs identités, leurs trajectoires et professionnalités– est incontournable. Pour la bonne et simple raison que les enseignants portent la mission d’instruction et d’éducation de nos sociétés. La condition enseignante mérite notre attention parce qu’il n’y a pas d’acteurs plus importants que les enseignants dans l’organisation de l’effort institutionnel pour instruire et éduquer les jeunes générations. De fait, pour être plus précis, les enseignants sont essentiels pour l’instruction et la transmission des savoirs; pour la fonction de socialisation ou d’éducation, ils sont des acteurs parmi d’autres. Une dimension importante du malaise enseignant porte sur les rapports difficiles entre ces deux fonctions. En corolaire de cette affirmation, l’organisation ne devrait exister que pour soutenir et faciliter le travail des enseignants.

Parce qu’ils remplissent une mission essentielle, les enseignants ont toujours été, à des degrés et selon des dispositifs variables dans le temps, objets de surveillance des pouvoirs en place. Car, ils ont assumé et assument toujours une fonction sociopolitique inspirée à la fois du nationalisme (former les citoyens de la nation, contribuer au civisme et à la laïcité, unifier langues et cultures) et des Lumières (la raison, l’esprit critique à l’égard des traditions et des religions). Cela exige du jugement, est matière à interprétation et rend parfois nerveux des pouvoirs inquiets.

Cette mission s’incarne dans des réalités actuelles. Et les enseignants, notamment celles et ceux de l’enseignement obligatoire, sont les révélateurs de réalités sociales et culturelles nouvelles et méconnues, que la société tarde à reconnaître pleinement et à propos desquelles les enseignants sont en quelque sorte sur la ligne de front.

Condition et statut social

Pour certains, la condition enseignante réfère au statut des enseignants, à leur place dans la société et dans le système scolaire : la société les reconnaît-elle suffisamment ? Valorise-t-elle leur activité ? Leur compétence ? Cette reconnaissance est-elle influencée par la composition du corps enseignant, l’évolution de ses origines sociales, sa féminisation, ou par la hiérarchie des niveaux d’enseignement et celle des disciplines ? Dans le système éducatif, les enseignants sont-ils réduits au statut de subalternes d’une bureaucratie centralisée, multipliant les contrôles des processus comme des résultats? Quelle autonomie leur est reconnue ? Laquelle revendiquent-ils ? Pour d’autres, la condition enseignante concerne la carrière, son évolution et ses étapes. Elle comprend la formation initiale et un développement professionnel, formel ou informel, tous deux contribuant à la construction en groupe d’une professionnalité partagée et réfléchie. La condition enseignante renvoie aussi au travail enseignant, à ses conditions concrètes d’exercice, à ses marges de manœuvre, ses espaces de créativité et d’innovation, son caractère construit dans l’interaction avec les élèves et les savoirs, à sa « professionnalisation », ainsi qu’à ses dispositifs d’évaluation et de reddition de comptes, au thème récent de la « responsabilisation ».

Autour de ces thématiques, s’emmêlent des considérations scientifiques et politiques, ainsi que des passages ou des glissements des unes aux autres pas toujours bien clairement distingués.

En définitive, la condition enseignante est à la fois une réalité multidimensionnelle vécue par des acteurs en chair et en os qui cherchent à donner du sens à leur activité et à en contrôler le devenir dans un contexte institutionnel changeant; elle est aussi soumise à divers regards scientifiques – nous sommes là pour en témoigner collectivement - , et elle est enfin un objet de politiques et d’actions publiques – donc un enjeu de rapports de pouvoir et de négociation entre des groupes sociaux -. En somme, il y a des enseignants qui vivent la condition enseignante, des scientifiques qui l’étudient et des politiques qui veulent l’encadrer ou la modifier. Parmi ces politiques, il y a celles portant sur la formation initiale et continue à laquelle nous participons. Et il est certain que la condition enseignante, le statut des enseignants, leur place dans l’institution scolaire a de multiples interactions avec la formation. Ainsi que je le soutiendrai plus avant, il est par exemple problématique de vouloir « professionnaliser » la formation, si le travail et ses conditions ne le sont pas, ou même le sont moins qu’auparavant. On le sait, de jeunes enseignants se heurtent à une réalité qu’ils n’ont pu entrevoir dans leur formation.

Dans ce qui suit, je vais tenter de garder à l’esprit ces trois aspects, tout en reconnaissant qu’ils sont proches les uns des autres.

Les trente glorieuses

Je vous propose d’abord un rappel historique de la condition enseignante telle qu’elle s’est cristallisée au cours des trente glorieuses; cela me permettra de caractériser des phénomènes qui ont pris de l’ampleur au cours des dernières décennies et que l’on associe généralement à la condition enseignante. Je discuterai des réponses pratiques et politiques produites par les sciences de l’éducation à ces phénomènes, ainsi qu’une « réponse » exogène, celle de la nouvelle gestion publique appliquée au monde de l’éducation. J’aborderai ensuite une hypothèse d’hybridation de modèles et d’identités professionnelles. Je reprendrai les trois aspects de la condition enseignante - vécu d’acteurs agissant dans des situations singulières, objet de questionnement scientifique et enjeu de politique publique – en référant à quatre « révélateurs » dont nous devrions nous préoccuper : la demande de reconnaissance et de valorisation des acteurs et de leur activité, la défense de la liberté pédagogique et la crainte de la normalisation des pratiques, l’appel à une plus grande maîtrise du changement et les tensions dans les rapports entre différents segments de l’enseignement (directions, conseillers pédagogiques, inspecteurs, formateurs)..

La première période qui nous intéresse a pris forme avec l’industrialisation moderne du début du XXe siècle, s’est ancrée après la Première Guerre mondiale, a été bloquée par la crise des années 30 et la Deuxième Guerre mondiale, et s’est véritablement développée à la suite de cette dernière. Elle s’est poursuivie au-delà des années 70. Elle correspond, dans sa phase de maturité, à ce qui a été appelé « les trente glorieuses ». Une demande de changement sans précédent s’est imposée au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, dans pratiquement tous les pays industrialisés. Cela a été le début d’une croissance économique rarement vue, d’une modernisation et d’une démocratisation des institutions, y compris éducatives. Cette période correspond au développement et à l’institutionnalisation de l’État-providence, caractérisé par la généralisation des interventions de l’État dans de nombreux champs sociaux.

Davantage d'éducation

Parmi ces champs, il y a le champ éducatif mis sous pression de s’ouvrir et de se développer vers le haut par et pour les nombreuses familles de classes moyennes, anciennes et nouvelles, qui désiraient davantage d’éducation pour leurs enfants. La réponse à cette demande repose sur l’école publique, qui devient dès lors le lieu par excellence d’exercice du métier d’enseignant moderne.

Dans le référentiel de politique publique de l’époque, l’éducation apparaît non pas comme un privilège réservé à l’élite, mais plutôt comme un droit désormais inscrit dans des chartes et des déclarations à portée universelle: à ce titre, elle doit être publique et gratuite. Elle est aussi vue comme un investissement individuel et collectif, et non pas comme une simple dépense, suivant la théorie du capital humain mise de l’avant par l’économiste Becker. Cette théorie légitime l’identification et le développement des talents suivant le principe méritocratique. Enfin, l’éducation apparaît alors comme un champ qui doit se moderniser, dans son curriculum comme dans sa pédagogie, incorporant davantage que par le passé les savoirs des sciences sociales, psychologiques et pédagogiques, et s’ouvrant à l’innovation. Suivant les propos de Hameline (1987), ces grands thèmes rassembleurs et mobilisateurs qui inspiraient les acteurs de l’éducation ne semblaient pas présenter de contradiction, du moins en théorie et sur le plan du discours de légitimation.

Ce référentiel de modernisation de l’éducation dans le cadre de l’État-Providence s’est pour l’essentiel traduit et incarné dans trois instruments d’action publique :

la planification systémique, y compris de l’enseignement dorénavant conçu comme un métier spécialisé donnant lieu à une carrière professionnelle au sein d’une bureaucratie publique,

l’élévation de la formation permettant à l’enseignement primaire et secondaire de prétendre appartenir aux occupations intellectuelles et universitarisées,

et le soutien à l’innovation pédagogique, de nature à assurer la modernisation et la démocratisation de l’éducation.

L’État-Providence est un état planificateur. Pour répondre aux besoins, pour gérer convenablement les ressources à sa disposition, il se dote d’instances de planification, utilise les sciences économiques et sociales et pense de manière systémique. En éducation, il élabore de grands encadrements pour les nombreuses décisions à prendre concernant les établissements, les programmes, les élèves et les effectifs enseignants. En ce sens, peut-être davantage que par le passé, au cours des trente glorieuses, l’enseignement non seulement voit ses effectifs croître de manière vertigineuse, notamment au secondaire - Le Than Khoi publiera en 1967 un livre intitulé « l’industrie de l’enseignement » -, mais, tout en se différenciant suivant les niveaux et les secteurs, il s’insère dans un système administratif qui tend sinon à l’uniformiser, du moins à harmoniser plusieurs aspects de son statut, de la carrière, de la formation initiale et des conditions d’exercice du travail.

Un système scolaire unifié

L’enseignement devient ainsi une grande institution sociale moderne. Un peu partout, les États obéissent à la même logique systémique qu’a analysée Archer (1984) : ils unifient les anciennes institutions éducatives qui étaient disparates et les intègrent au sein d’un système scolaire régi par des lois, des règlements et des procédures bureaucratiques; ils différencient progressivement ce système par niveaux, secteurs, filières, catégories d’élèves, etc., tout en segmentant le personnel scolaire en sous-groupes spécialisés. Le curriculum se rationalise en fonction de cette logique systémique et différenciatrice et devient une composante centrale des identités professionnelles des enseignants : on enseigne telle matière à tel niveau pour tel public scolaire. Dans plusieurs pays d’Europe de l’ouest et d’Amérique du Nord, ce système fait des enseignants des agents d’un grand service public, chacun y occupant une place déterminée et remplissant une fonction spécialisée; chacun est un rouage, important et doté d’une grande autonomie, d’un système bureaucratique qui se légitime par la notion de service public.

Ce système a besoin d’enseignants compétents et dévoués à la cause de la modernisation éducative pour se développer et consolider sa place centrale dans le réseau institutionnel de l’État-providence. Dans sa logique bureaucratique, il leur offre une carrière, c’est-à-dire une perspective d’emploi pour une vie adulte complète, suite à une formation spécialisée et à la réussite d’un concours, une stabilité et une sécurité dans cet emploi, des règles et des procédures objectives d’affectation, des possibilités de promotion par concours, une rémunération capable d’assurer une position honorable dans la hiérarchie des métiers et des professions – meilleure que celle des ouvriers, mais moins élevée que celle des « grandes » professions établies -, en somme une rémunération qui se rapproche ou tend à se rapprocher de celle des occupations universitarisées; l’État garantit aussi des avantages sociaux importants (assurance-maladie, assurance invalidité, congés de maternité et de paternité, etc.) et communs à l’ensemble de la fonction publique et parapublique.

Cette carrière est de plus en plus celle de femmes et de jeunes gens pour qui l’enseignement assure une mobilité sociale ascendante. Les enseignantes des trente glorieuses sont socialement mobiles. La promesse de l’État-providence sur les avantages de l’éducation pour celles et ceux qui y réussissent est tenue pour les enseignants. Ainsi, la plupart y voient la confirmation du bien fondé du principe méritocratique.

La formation des maîtres s'allonge

Un des aspects de la carrière enseignante est la formation. C’est au cours de cette période que dans les pays anglo-saxons, la formation des maîtres s’allonge et s’universitarise et que les universités créent des facultés de sciences de l’éducation, tant pour la formation des enseignants du primaire que pour celle des maîtres du secondaire. Ailleurs, la formation des maîtres loge au sein de l’enseignement supérieur, sans être formellement intégrée à l’université : c’est le cas de la Belgique et de la Suisse. La France opte à l’époque pour une solution originale, comprenant tout de même une liaison avec l’université. Cette universitarisation se veut professionnalisante sous plusieurs dimensions : elle vise l’accroissement du prestige du métier, elle entend contribuer au rehaussement de la compétence disciplinaire, tout en faisant une place aux savoirs pédagogiques et didactiques que l’on veut davantage scientifiques et moins normatifs; elle comporte des stages afin d’assurer la part pratique de la formation. Les enseignants étant désormais formés dans un même lieu, leur identité professionnelle est censée être renforcée et unifiée.

Les contenus de la formation changent aussi. La formation s’ouvre progressivement aux influences des psychologies et des pédagogies modernes. Dans la société, les droits des enfants sont de mieux en mieux reconnus. Ceux-ci deviennent des êtres à part entière dont il faut respecter le développement global autonome (Lahire, 2005). Cela devient une finalité de l’Éducation et de la formation des enseignants. Aussi, dans la mesure où elle s’universitarise, la formation s’intellectualise au contact des sciences de l’éducation qui adoptent le modèle dominant à l’université fondé sur la recherche, la spécialisation disciplinaire, la liberté académique et l’esprit critique. Bourdoncle (1998) estimera ces évolutions plus « académisantes » que « professionnalisantes », tout en s’opposant à la formation des écoles normales .

Puisque l’enseignement devient une carrière et que la formation obligatoire en contrôle l’accès, elle le bloque à celles et ceux qui ne la détiennent pas. Sauf exception souvent liée à des pénuries, dorénavant quiconque prétend posséder un savoir disciplinaire ne peut enseigner sans une formation professionnelle appropriée, si légère soit-elle. Aussi, le marché de l’emploi en enseignement commence-t-il alors à connaître des périodes de fermeture suivie d’ouverture relativement importante, liée au départ à la retraite de générations entières d’enseignants.

Enfin, cette carrière est celle d’employés syndiqués. La syndicalisation est importante, car elle unifie les enseignants, renforcent un esprit de corps, valorise un éthos professionnel de service public et de travail autonome. Elle se moule aussi sur les différentes sous-cultures professionnelles et disciplinaires. Dans plusieurs pays, de cette grande institution publique que devient l’enseignement au cours des trente glorieuses, le syndicalisme enseignant est un partenaire important et un lieu d’appartenance fort pour un grand nombre d’enseignants.

Un "âge d'or"

Troisième élément caractéristique, la montée de l’innovation dans les missions d’instruction et d’éducation. Compte tenu de l’hétérogénéisation progressive des populations scolaires, des défis d’enseignement et d’apprentissage jusqu’alors inconnus et de l’entrée massive de nouveaux enseignants dans les systèmes scolaires, une attention particulière est portée à l’adaptation des méthodes et des pratiques pédagogiques aux nouveaux publics scolaires, au nom de l’égalité des chances. On prend ainsi conscience, parfois difficilement, du fait qu’on ne pouvait massifier et démocratiser l’école sans s’interroger sur les façons de faire traditionnelles, peu adaptées aux nouvelles populations scolaires, notamment aux populations d’origine sociale populaire. L’esprit rebelle et créatif ambiant que connait cette période entre ainsi dans le monde des établissements scolaires et y valorise l’expérimentation, l’innovation et un enseignement centré sur l’élève. Dans cet esprit, c’est en 1968 que sont créés le Centre pour la recherche et l’innovation dans l’enseignement (CERI), émanant de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), « où un profond désir de saisir et de favoriser les innovations dans les pays européens se manifestait » (Cros, dans Bonami et Garant, 1996 : 20), et, en France, l’Institut National de Recherche et de Documentation Pédagogiques (INRDP), dont la mission consistait à étudier les phénomènes pédagogiques pour les améliorer, sinon de manière « scientifique », du moins de façon plus systématique (Bonami et Garant, 1996). L’innovation pédagogique avait désormais « pignon sur rue » : « …le tutorat fait timidement son apparition, le savoir social s’installe à côté du savoir mécanique, la méthode cognitive est préférée à la méthode mécanique, l’évaluation formative à l’évaluation sommative […] » (Bonami et Garant, 1996). Les enseignants disposent ainsi d’un espace important où déployer leur autonomie professionnelle. Ailleurs dans le monde, l’heure était également à la rénovation pédagogique et diverses tentatives éducatives nouvelles ont aussi vu le jour, notamment aux États-Unis et au Canada.

Plusieurs enseignants ont considéré que les années 60 ont été un véritable âge d’or de l’enseignement. D’abord parce que dans le cadre de la massification et de la modernisation de l’éducation, la forte demande d’enseignants permet une mobilité sociale ascendante pour de grands nombres de jeunes attirés par l’enseignement, originaires de milieux populaires. Ensuite, parce que c’est à cette période que la carrière enseignante, telle que nous la connaissons encore aujourd’hui, se met en place. Aussi, le rôle de l’enseignant en tant qu’agent de progrès social, semblait reconnu et fortement valorisé. De plus, leur nombre et leurs structures de représentation leur donnaient une capacité d’action collective et de pression forte sur la hiérarchie administrative. Enfin, du moins au plan du discours de légitimation, ils pouvaient innover, être créatifs, s’éloigner des sentiers battus, c’est-à-dire être « modernes ».

Dernier élément non négligeable, l’air du temps était à l’optimisme, c’est-à-dire à la croyance que l’enseignement pouvait contribuer à l’avènement d’une société plus juste et démocratique, plus ouverte à la mobilité sociale d’enfants de talent, ou pour parler le langage qui deviendra à la mode plus tard, que l’enseignant pouvait faire une différence, être efficace dans la lutte contre les inégalités. Quoiqu’il en soit, cette période fut indéniablement marquée par une croyance dans l’efficacité de l’enseignement comme levier du changement social.

En somme, les trente glorieuses ont permis au métier d’enseignant de se développer, tout en l’insérant dans un système éducatif en voie de massification et de modernisation. L’identité des enseignants est essentiellement liée au métier, construite à partir du travail, des relations avec les élèves en classe et du rapport aux savoirs valorisés, dans le grand cadre institutionnel du service public. Cette identité ne commandait pas un attachement fort à des contextes de travail locaux. Elle s’accommode d’ailleurs d’une certaine mobilité d’un établissement à l’autre, d’un degré à un autre. La figure du maître instruit domine, surtout au secondaire; ce n’est pas que le souci pédagogique n’existe pas, c’est qu’il n’est pas central dans la construction de l’identité professionnelle (identité pour soi). La pédagogie sert à se valoriser aux yeux des autres (identité pour autrui) (Dubar, 1991).

Déclin, malaise, souffrance…

L’image de l’âge d’or porte en elle-même sa suite, en quelque sorte programmée, celle du déclin. Même si la France est très articulée dans la « déclinologie » et même si ce discours déborde de vos frontières nationales, je vais soutenir une thèse un peu différente. Mais d’abord, avant d’y arriver, il me faut poser des éléments d’analyse qui ont contribué au succès de la thèse du déclin de l’institution et de l’identité professionnelle du métier d’ enseignants.

Tout d’abord, la fin des trente glorieuses est contemporaine de la fin de l’optimisme à propos de l’école publique et au déploiement d’une critique assez dure de son fonctionnement. Cette montée du pessimisme est en partie le fruit de l’effritement de la belle harmonie du discours des trente glorieuses. Rappelons que, des deux côtés de l’Atlantique, des critiques dénoncent les ratés en éducation des politiques interventionnistes de l’État-providence : malgré les efforts importants consentis, l’éducation apparait toujours comme une instance de reproduction sociale et culturelle (Bourdieu et Passeron, 1970), une institution socialisant les jeunes pour leur futur rôle de subalternes dans le régime de production économique (Bowles et Gintis, 1976; Willis, 1981), tout en générant par ailleurs l’inflation des diplômes (Collins, 1979). Elle était au surcroit le fait d’une bureaucratie antiéducative (Illich, 1971). Il s’agissait, en somme, d’une mystification pédagogique que des esprits lucides se devaient de dénoncer (Charlot, 1976). Bref, les promesses de démocratisation s’avéraient non tenues ou problématiques tant sur le plan social et culturel que sur le plan économique. Qui plus est, les enseignants n’apparaissaient pas totalement innocents dans cet échec, comme plusieurs études sur les pratiques évaluatives l’ont montré. Ces critiques ébranlèrent sérieusement la croyance dans le progrès des sociétés par l’éducation. En rétrospective, force est de constater qu’elles n’offrirent rien de crédible pour contrebalancer le discours montant d’une droite économique opposée à l’intervention étatique et prônant en toute chose la déréglementation, la dérégulation, la décentralisation et la privatisation. Tout se passa comme si, à gauche comme à droite, l’État-providence en éducation, comme dans d’autres champs, se trouvait sérieusement remis en cause, ses défenseurs déçus contribuant paradoxalement à cette situation.

Une variante de cette critique s’exprima en termes de baisse de niveau et de qualité de l’éducation. En fait, le thème de la qualité de l’éducation, par opposition à celui de l’accessibilité, apparut et prit de plus en plus de place dans le discours politique. L’éducation de masse et la liberté professionnelle des acteurs éducatifs, telles qu’elles étaient pensées et pratiquées dans les années précédentes, furent perçues comme responsables de grandes variations dans la qualité de l’éducation offerte aux élèves (voir Rowan, 1990). Plusieurs jeunes, en âge de travailler, disait-on, manquaient de connaissances, d’habiletés et de compétences, et n’arrivaient pas à se tailler une place dans le monde du travail. Un sociologue québécois, F. Dumont, parla même de « fausse » scolarisation (1997 :164).

L'innovation mise en cause

De plus, les innovations valorisées au cours de la période précédente ne semblaient plus être utilisées que par un petit nombre d’enseignants et avaient peine à s’enraciner significativement dans les classes et les écoles (Elmore, 2004; Hargreaves et Shirley, 2009). Alors que l’on misait sur l’initiative des membres du corps enseignant, on commença à penser que les connaissances pédagogiques et didactiques de ces derniers relevaient davantage de l’intuition et de la conviction idéologique que des évidences scientifiques (Hargreaves et Shirley, 2009) et les établissements n’arrivant pas à institutionnaliser les changements adoptés par les décideurs, le terme implantation ou plutôt implantation ratée, apparut alors, dans le vocabulaire des réformes scolaires (...).

La formation des maîtres mise en avant au cours de la période précédente fut aussi sévèrement critiquée. Notamment par les enseignants en exercice constatant avec une certaine amertume que leur formation, toute universitaire ou supérieure fut-elle, ne les avait pas préparés suffisamment au métier réel. S’exprime alors une grande insatisfaction à l’endroit de l’écart entre la « théorie » et la pratique, entre les modèles idéaux valorisés par les formateurs (dont certains ont adopté une posture de militant de courants pédagogiques novateurs) et le travail réel tel qu’il peut se pratiquer dans les conditions dominantes en vigueur dans les établissements et face à des publics scolaires de plus en plus hétérogènes, issus de familles au capital culturel très variable. Et ainsi que plusieurs études (Tardif, Lessard, Lahaye) le démontreront, le choix des enseignants est clair : c’est leur expérience qui compte, ce sont les savoirs d’action (Barbier) ou les savoirs pratiques qui sont au cœur de leur professionnalité, pas ceux de la théorie ou des théories épousées par les sciences de l’éducation. Comme le diront et le disent encore certains enseignants, « la pédagogie ne se lit pas, elle se pratique ». Notamment en milieux difficiles, face à des élèves capables de résister au projet de l’école et des familles distantes, peu accessibles. Il y a donc une contradiction assez vivement vécue qui s’exprime entre la volonté des formateurs de transformer le métier et de le « professionnaliser » et les conditions réelles d’exercice du travail.

Les limites de la démocratisation

En somme, une critique de l’institution scolaire s’est exprimée face à l’échec des innovations et du modèle de formation des maîtres proposée dans la période des trente glorieuses. Il y a une prise de conscience des limites de la démocratisation de la société par l’éducation, telles que dénoncées par la sociologie de la reproduction, du fait que dorénavant les problèmes sociaux sont dans l’école et qu’il faut y faire face et les gérer avec les moyens du bord, qu’ils rendent à la fois plus importants et plus difficiles le travail de socialisation de l’école et les rapports avec les familles, divers professionnels de la gestion du social et avec les communautés locales. Ces difficultés tiennent aussi à l’incapacité d’innover à grande échelle et de manière durable, avec à la clé les effets attendus, en partie parce que les innovations ne sont pas toujours perçues et reçues comme des réponses pertinentes aux problématiques concrètes vécues par les enseignants, et le sentiment profond que dans ce métier, outre les connaissances disciplinaires indispensables, les ressources les plus importantes sont de l’ordre de la personnalité et de la passion. De diverses façons, cette perte de croyance dans l’effectivité de l’institution et de ses agents conduit les enseignants dans une impasse, source de souffrance.

Cette impasse professionnelle et pédagogique vécue par plusieurs enseignants soulève des questions fondamentales, notamment pour les formateurs et les chercheurs en sciences de l’éducation. Peut-on laisser les enseignants armés de leurs seules convictions pratiques faire face aux difficultés d’apprentissage des élèves ? Les enseignants qui croient à l’innovation, à l’intuition et aux savoirs pratiques ne se condamnent-ils pas à entrer dans un cul-de-sac professionnel et pédagogique ? Quel est le rôle possible des sciences de l’éducation à cet égard ?

Une recherche davantage soucieuse des acteurs

Au sein de la communauté scientifique, les chercheurs ont été nombreux à prendre acte de ces évolutions et à participer au développement d’un programme de recherche adapté et pertinent. Elles et ils ont quelque peu délaissé une recherche systémique et totalisante, fonctionnaliste ou d’inspiration critique, typique des trente glorieuses, et ont jugé approprié de développer une recherche soucieuse d’entrer dans la boîte noire de l’école, de la classe, de la pensée et de l’action des enseignants. Si à l’époque, Alain Léger (1983) dans son livre Les enseignants du secondaire demeure fidèle à une analyse des représentations des enseignants en termes de classes sociales, donc en référence à des réalités macro sociales externes et surplombantes, de plus en plus d’écrits scientifiques quittent le niveau institutionnel et les rapports entre l’école et la société. Les recherches ont plutôt privilégiés les paliers d’analyse méso et microscopique, puisé leurs outils dans la sociologie des organisations et des professions, ainsi que dans la psychosociologie du travail, voire même dans l’ergonomie cognitive du travail, afin de se rapprocher des contextes et des conditions réelles de l’enseignement, et ce sans appareil critique préconçu. Au plan méthodologique, les approches qualitatives développées entre autres par l’école de Chicago ont instrumenté les démarches, de même que des innovations méthodologiques importantes comme l’entretien d’explicitation de Vermeersch, l’autoconfrontation simple ou croisée, la méthode du sosie, etc.. En France, les travaux de Chapoulie sur l’école de Chicago et la redécouverte des travaux de E.C. Hughes ont légitimé de nouvelles approches des terrains et des acteurs. Les travaux de Lortie (1976) sur les enseignants américains et sur leur éthos professionnel; ceux de Dubet et Martucelli (1996) sur l’école, le collège et le lycée français; plus tard, ceux de Maroy (2002) sur les enseignants du secondaire en communauté française de Belgique, et ceux de Van Zanten sur l’école française de la périphérie (2001) sont emblématiques de cette volonté de prendre en compte les contextes réels, les acteurs, leurs représentations et leurs stratégies.

Entrer dans la boîte noire de l’école, c’est notamment se mettre à l’écoute des acteurs, observer ce qu’ils font ou tentent de faire et comprendre leur rapport au travail. C’est considérer qu’ils sont aptes à exprimer leur part de vérité et qu’ils ne sont pas des jouets inconscients de l’institution.

Une intensification du travail

Les chercheurs qui ont pris ce chemin ont documenté en ce qui concerne la condition enseignante des phénomènes importants :

Une certaine intensification du travail qui ne tient pas tant à l’augmentation significative du nombre d’heures travaillées qu’à la complexification croissante du travail. Cette complexification tient à plusieurs facteurs : l’évolution des publics scolaires précédemment abordés qui force les enseignants à développer de nouvelles compétences professionnelles – ce que Maroy appelle « l’enrôlement des élèves » qui ne maîtrisent pas le métier d’élève, dans des apprentissages prescrits par l’école, et que d’autres ont nommé « la gestion de l’engagement » visant à créer la motivation des élèves à apprendre -- ; cette complexification tient aussi au renouvellement des curricula, à leurs finalités multiples et concurrentes et au questionnement sur les savoirs à enseigner. Le développement des « éducations à » est symptomatique de cette complexification des fonctions d’instruction et d’éducation. Enfin, elle est liée à des politiques éducatives qui continuent à vouloir moderniser l’école : il faut en effet, suivant le discours des politiques publiques, prendre acte des nouvelles technologies de l’information; de l’immigration et de la diversité culturelle; il faut aussi décentraliser et autonomiser jusqu’à un certain point les établissements, les amener à se doter d’un projet éducatif particulier et à bâtir des partenariats actifs avec les parents d’élèves et les acteurs de la communauté.

L’intensification du travail comprend aussi son élargissement et l’obligation faite aux enseignants d’étendre leur champ d’activité de la classe à l’établissement et à se concevoir comme membres d’un collectif engagé dans le projet institutionnel dont chacun est redevable. Lawn (1995) va plus loin et stigmatise les efforts de restructuration de l’enseignement aux USA et en Angleterre qu’il estime vouloir faire naître l’enseignant «flexible» et différencié, i.e. l’enseignant collégial, collaborant, dont le travail est de moins en moins isolé et les responsabilités de plus en plus étendues, et dont le statut est différencié selon l’offre, la compétence et le salaire.

Quoi qu’il en soit, l’élargissement du travail de la salle de classe à l’établissement rebondit sinon sur le temps de travail, du moins sur le temps de présence à l’école et sur sa rationalisation qui devient dès lors un enjeu et un objet de négociation.

Du plaisir de faire un métier que l'on aime au sentiment d'être submergé

Aussi cette complexification et cet élargissement du travail rendent impérieux la formation continue des enseignants et leur développement professionnel. Celui-ci devient central. On le souhaite le plus proche de l’exercice du travail réel. D’ailleurs, l’OCDE souligne, dans diverses analyses, la nécessité de cette formation continue.

Si le temps de travail des enseignants demeure à peu près stable, la charge mentale du travail augmente sous le poids des phénomènes plus hauts mentionnés. Ainsi, selon Lantheaume et Hélou (2008), l’école et ses professionnels seraient aujourd’hui confrontés à « une période de redéfinition des repères et d’adaptation à des univers sociaux en perpétuel changement ». Dans ce contexte, trois postures du métier sont discernables: la prise, l’emprise et la déprise. En situation de prise, le plaisir de faire un métier que l’on aime domine : par exemple, un cours bien réussi donne une sensation positive de maîtrise de la situation. Mais la multiplicité et l’enchevêtrement des tâches et la difficulté à les gérer de manière satisfaisante engendrent l’emprise, sentiment d’être submergé par les sollicitations et débordé. Alors un mécanisme de déprise s’enclenche, se traduisant par un désengagement, le désir « d’aller voir ailleurs » résultant d’un sentiment d’impuissance, produisant doute, incertitude, tout en diminuant la satisfaction au travail.

Car, ainsi que Barrère l’a montré, plusieurs enseignants vivent de rudes mises à l’épreuve de leurs représentations du métier et de leurs compétences professionnelles, notamment au plan relationnel. Cela les touche comme personne. Faire face à ces épreuves oblige à développer des stratégies plus ou moins gagnantes (la fuite, le deuil, un recentrage des activités d’enseignement sur ce qui apparaît le plus utile pour les élèves, etc.). De leur côté, et aussi d’un point de vue stratégique, Rayou et Van Zanten (2004) se sont penchés sur les nouvelles générations d’enseignants et distinguent les « survivants », vivant difficilement leurs premiers pas dans le métier et animés d’un fort désir de démission, les « raisonnés » qui engrangent les points pour pouvoir accéder un jour à un établissement de leur choix, et les « motivés » qui s’engagent fortement dans des actions pédagogiques dès leur première année d’exercice.

En somme, l’intensification du travail enseignant liée à ces demandes accrues de temps de travail, à des pressions fortes pour élargir le travail et le complexifier, conduit à la surcharge du travail (avec les risques que la recherche documente de stress et de maladies professionnelles, de burn-out, de désengagement ou d’abandon du métier) (Bartlett, 2002 ; Easthope et Easthope, 2000).

Dans plusieurs systèmes éducatifs, cette intensification du travail est paradoxalement accompagnée de la précarisation croissante de l’emploi, et du recours à un personnel sous-qualifié.

Ces analyses scientifiques nourrissent l’intérêt des décideurs pour des politiques de nature à accroître l’attractivité du métier, notamment au moment de l’insertion professionnelle des enseignants novices. Elles ont aussi motivé des chercheurs à étudier l’abandon du métier ou le décrochage des enseignants, notamment des jeunes enseignants.

L'intensification du contrôle du travail enseignant

Dans la littérature anglophone, en fonction de systèmes éducatifs qui ont été sérieusement affectés par des politiques inspirées de la Nouvelle Gestion Publique (NGP), d’autres phénomènes ont été identifiés :

L’intensification du contrôle du travail enseignant (Case, Case et Cathling, 2000 ; Reid, 2003), notamment par les chefs d’établissements et les inspecteurs dont les rôles sont dorénavant saisis comme davantage « managériaux ». Dans le cas des chefs d’établissement, ils doivent aussi se concevoir comme des entrepreneurs agissant sur des quasi-marchés éducatifs concurrentiels et transigeant avec des acteurs socioéconomiques pour des services (notamment des services de communication et de relations publiques, des services de développement professionnel des enseignants).

Cette intensification du contrôle du travail enseignant est liée à la publication des résultats des élèves, aux audits d’établissements et au suivi des plans d’amélioration de la réussite des élèves. Cette intensification du contrôle trahirait une perte de confiance à l’égard des enseignants, entraînerait parmi eux la généralisation du sentiment d’être de plus en plus sous la surveillance de tous (des parents, des collègues, des administrateurs) et génèrerait du stress. La gestion de ce stress devient dès lors une dimension importante du travail, celle de prendre soin de soi comme professionnel (Troman, 2000).

La responsabilisation professionnelle individuelle et collective pour la réussite des élèves, ou la reddition de comptes du personnel enseignant. La « professionnalisation » et l’appel au « professionnalisme » enseignant apparaissent ici comme des discours managériaux visant à responsabiliser les enseignants pour les difficultés des élèves. Ils participent donc de l’intensification du contrôle du métier et de ceux qui l’exercent.

La dépossession du métier

La rationalisation technique du travail, par des constructions curriculaires précises et détaillées, spécifiant les contenus à enseigner, leur séquence, les méthodes et techniques éprouvées et les modes d’évaluation standardisée (Apple, 1980). Cette rationalisation a pour effet non seulement de rétrécir l’autonomie curriculaire de l’enseignant mais aussi de ramener le curriculum lui-même autour de quelques matières de base (par exemple, au primaire la langue maternelle et les mathématiques). Dit autrement, le travail devient de plus en plus prescrit avec précision et le coût de l’« inattention » à la prescription augmente. Cette rationalisation technique du travail est cohérente avec l’intensification du contrôle et la responsabilisation du travail.

Deux effets sont observés :

1) La dépossession du métier : les politiques dont les effets apparaissent au total négatifs ne sont pas le fait des enseignants en exercice. Ils sont le fruit des instances politiques en rupture avec une vision providentialiste de l’État, proches des intérêts économiques dominants qu’elles servent et d’acteurs externes à l’école voulant accroître leur pouvoir sur l’école. Ils sont aussi produits par une « noosphère » d’experts éloignés des réalités vécues. Au total, les enseignants perdent le contrôle de leur métier. Se décline ici le thème de la soumission à une logique productiviste incarnée par le nouveau management public, contraire à une vision humaniste et à la notion de service public qui étaient traditionnellement constitutives de l’identité du métier. Ball (2003) a écrit que dans ce contexte productiviste et de forte normativité à laquelle les enseignants doivent se conformer, ceux-ci perdent le sens de leur métier, contraints de perdre leur authenticité et d’adopter des postures feintes et fabriquées afin de survivre (Ball, 2003).

2) La fragmentation du corps professoral : les nouvelles politiques hiérarchisent les établissements et accroissent entre elles à la fois la concurrence et les écarts de performance. Le métier se différencie de façon nette et forte en fonction de son lieu d’exercice, i.e. en fonction des écoles de plus en plus homogènes au plan de l’origine sociale et du capital culturel des élèves (Barrère, 2000 ; Levasseur et Lessard, 2007).

Les pays anglo-saxons ayant connu en éducation une version assez dure de la nouvelle gestion publique, on ne se surprend pas outre mesure de la virulence des critiques de nombre de scientifiques et de l’analyse largement négative des effets des politiques que la nouvelle gestion publique a tenté de mettre en œuvre, sur la condition enseignante, sur l’identité professionnelle des enseignants et sur le statut des enseignants. Cette NGP a aussi touché les universités, les facultés et départements de sciences de l’éducation et les formateurs de maîtres. Plusieurs chercheurs ont même avancé l’idée d’une prolétarisation de l’enseignement, combinant à la fois des éléments de déqualification, de précarisation et de chute sociale. D’autres, plus modérés, ont parlé de « déprofessionnalisation » ou de « déqualification ».

Le "malaise enseignant"

Dans les autres contextes nationaux, notamment francophones, on a davantage convergé autour de l’expression « malaise enseignant ». Le malaise enseignant tiendrait au fait que le monde s’est transformé, que les repères traditionnels du métier ne semblent plus tenir et que cela exigerait des changements qu’on ne sait trop comment faire, surtout si l’on tient à l’identité du métier héritée des trente glorieuses.

Dans le livre vert sur l’évolution du métier d’enseignant (2008), la commission Pochard souligne que si le « malaise enseignant » est fréquemment discuté dans les médias, en fait l’expression remonterait à 1899 ! On la retrouverait en effet dans une enquête sur l’enseignement secondaire de la fin du 19e. Aussi, un rapport de l’inspection générale française de 1972 souligne d’ailleurs la récurrence des termes de « crise et de « malaise » dans l’histoire du monde enseignant (Rapport Pochard, 2008, 97).

Les données d’enquête présentées dans le rapport Pochard révèlent l’existence d’un véritable malaise des enseignants français qui augmente, au lieu de se résorber. Si en 2007, 46 % des enseignants du primaire et 39% des enseignants du secondaire interrogés pensent quitter l’enseignement en raison du stress qu’il engendre, c’est en partie parce que 60% d’entre eux pensent que les élèves avaient moins le goût d’apprendre et s’intéressent de moins en moins à leur enseignement (en 2007). La principale difficulté vécue touche à l’adaptation de leur enseignement au niveau des élèves (43% en 2000 et 56% en 2005) (Pochard, 2008 : 97-103). Ajoutons à cela, l’insuffisante considération de leur activité, le positionnement du métier dans la hiérarchie des professions, et des relations parfois tendues avec les parents, et on comprend un certain découragement des enseignants.

Cependant, l’existence de ce malaise n’empêche pas une grande majorité des enseignants de se déclarer satisfaits de leur travail : 89% dans le premier degré et 87% dans le second. Aussi, les deux tiers choisiraient à nouveau l’enseignement, s’ils avaient la possibilité de revenir en arrière. Comme si l’enseignement était à la fois source de difficultés et de souffrances significatives et aussi la grande source de satisfaction. Ce n’est pas de l’ambivalence, c’est la reconnaissance que l’essentiel se joue dans la relation maître-élève : quand celle-ci va, tout va. Dans la situation contraire, une souffrance s’installe.

Il y a certes ample matière à inquiétude à propos de ces phénomènes qui pour l’essentiel tiennent à l’évolution endogène du système éducatif construit au cours des trente glorieuses ainsi qu’à l’introduction de politiques éducatives appartenant à un référentiel d’action publique extérieur au monde de l’éducation, inspiré du monde de l’économie.

Des réponses des milieux scientifiques ?

À ces critiques, à ces évolutions problématiques et à ce malaise, au sein de la communauté scientifique, plusieurs réponses se développent des deux côtés de l’Atlantique. Je les distingue à des fins de clarté de la présentation, mais elles sont interreliées. Je ne cherche pas à exagérer les différences, même s’il y en a, au plan épistémologique, méthodologique et dans leurs implications politiques. Ces réponses sont encore aujourd’hui vivantes. Elles nous habitent et animent nos débats.

Elles ne traitent pas de toutes les dimensions de la condition enseignante, mais se concentrent plutôt sur celles qui interpellent fortement les enseignants chercheurs en sciences de l’éducation, notamment sur de nouveaux modèles de professionnalité et sur la formation initiale et continue des enseignants.

Dans les pays anglo-saxons, dans une quête de scientificité, un courant de recherche empirique dénommé « processus-produit » s’est développé. Se rapprochant du métier réel, observant des enseignants au travail en classe, il tenta d’identifier quel comportement d’un enseignant engendrait quel effet chez l’élève. Ces études, au départ d’un empirisme très simple, entendaient contribuer à une ingénierie de l’enseignement, devant être éventuellement au cœur d’un curriculum efficace de formation des enseignants. Ces études processus-produit sont à l’origine du courant de l’école efficace qui complexifiera avec le temps le modèle de base du départ et se développera au cours des décennies suivantes. Par le biais des organisations internationales, il connaîtra une grande diffusion mondiale. Il nourrira le mouvement de la politique de la preuve (Evidence-Based Policy et Practice).

Ce courant se voulait une réponse aux critiques plus haut mentionnées et à l’hyperfonctionnalisme de la sociologie de la reproduction, dans la mesure où il reposait sur la conviction que l’enseignant pouvait faire une différence (ce fut d’ailleurs le titre d’un ouvrage célèbre et un slogan depuis lors à la mode), c’est-à-dire sur la croyance qu’il pouvait par son action efficace, corriger les inégalités sociales de départ et réduire les écarts de réussite scolaire entre les milieux sociaux. Par des résultats de recherche précis et fondés empiriquement, il pensait aussi que des enseignants mieux formés professionnellement seraient en mesure de mettre en œuvre de bonnes pratiques, notamment des pratiques d’enseignement structuré ou direct. La recherche permettrait ici de faire le tri parmi les innovations en vogue sur le marché éducatif, séparer ce qui apparaissait de l’ordre des modes passagères ou des utopies de ce qui s’avérait efficace. Ainsi les chercheurs avaient le sentiment de faire œuvre utile en produisant une base de connaissance professionnelle capable de structurer des programmes d’action et des routines d’enseignement accessibles à l’enseignant moyen et de nature à assurer l’apprentissage d’un groupe d’élèves moyens. En termes de professionnalité, cette réponse au malaise enseignant est axée sur les savoirs-faire ou sur les compétences professionnelles: elle cherche à donner aux enseignants des instruments d’analyse et des outils efficaces capables d’augmenter leur sentiment de compétence et leur confiance dans les effets de leur action. Elle veut les rendre plus efficaces et plus performants.

Les travaux de Gauthier et al. (2013), ceux de Hathie (2009), et tous ceux appartenant au mouvement valorisant une pratique et une politique fondée sur la preuve (Evidence-Based practice/policy) en processus d’institutionnalisation au Royaume-Uni, aux États-Unis et dans plusieurs pays anglo-saxons (Saussez, Lessard, 2009) procèdent d’un rapport fort à la science empirique et d’une conviction que celle-ci doit dicter les politiques et les pratiques. Les enseignants sont conviés à « appliquer », à se conformer à cette science. Aussi, ces travaux font de la recherche pédagogique évaluative la clé de voute de l’éducation.

Le praticien réflexif

Une seconde réponse des milieux scientifiques procède d’une épistémologie plus constructiviste et d’un positionnement différent des chercheurs à l’égard des enseignants. Il a exploré plusieurs thématiques proches les unes des autres. En effet, un vaste courant de recherche sur « les savoirs professionnels » et de nombreuses typologies seront développées (Shulman, 1987), on tentera d’analyser les relations entre ces types de savoirs, leur importance relative, leur activation ou mise en veilleuse, leur légitimation ou au contraire, leur délégitimation. Aussi, on se penchera sur la pensée enseignante, sur l’enseignant expert par opposition à l’enseignant novice (Tochon, 1993). Bref, on se mettra à la recherche des processus sociocognitifs qui décrivent ce qui se passe dans la tête des enseignants lorsqu’ils sont confrontés à diverses situations en classe et qui leur permettra d’y survivre, d’y établir un équilibre et un ordre, de s’adapter à l’imprévu, d’atteindre leurs objectifs, d’y prendre plaisir et oui, d’être efficaces. Les travaux de Schön sur la pensée en action de divers professionnels sont ici emblématiques, tout comme ceux de Perrenoud sur le praticien réflexif (2001) ou ceux de Tochon sur l’enseignant expert. C’est Schön qui le premier avança l’idée d’un praticien réflexif, c’est-à-dire d’un acteur au travail qui dans son rapport aux savoirs, ne peut se contenter d’être « applicationiste », il doit faire face à des situations uniques, singulières, toujours contingentes, qui se présentent à lui comme des problèmes à résoudre. Pour reprendre l’analogie que Schön a rendue célèbre, l’acteur n’est pas en haut

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