Charlie Hebdo : comment les enseignants ont pu en parler avec leurs élèves
Paru dans Scolaire le vendredi 09 janvier 2015.
Au lendemain de l’attentat contre Charlie Hebdo, la plupart des enseignants ont abordé le sujet avec leurs élèves. Ces échanges, encouragés par le ministère de l’Education nationale, ont été plus ou moins faciles. A leur issue, beaucoup expriment le sentiment d’avoir rempli leur mission.
« Le premier texte auquel j’ai pensé, c’est celui de Voltaire, sur le fanatisme ». « Nous, on va écouter une chanson de Donovan, sur la guerre, et discuter à partir de cela ». Au lendemain de l’attentat à Charlie Hebdo, dans la salle des professeurs du lycée Saint-Exupéry, au cœur de la Croix-Rousse lyonnaise, les premières discussions tournent autour de la façon d’aborder le sujet avec les élèves. Nulle réticence ici. Le lycée, situé dans un quartier souvent qualifié de bobo, est fortement mobilisé. Le proviseur, Michel Bastrenta, a encouragé son équipe à parler de l’événement avec les élèves. « Je n’ai aucune hésitation. L’éducation et la culture sont les meilleurs moyens de combattre le fanatisme qui se nourrit de l’ignorance ».
Professeur d’histoire-géographie, Marie-Sophie Masson quitte la salle pour rejoindre une classe de seconde. La veille, elle a sélectionné des « Une » de Charlie Hebdo, et préparé une intervention. « Il est indispensable d’en parler. Dans toutes les classes on peut l’intégrer au programme : les acquis de la révolution et la notion de citoyenneté en seconde. L’affaire Dreyfus en première. Les médias et la construction de l’opinion publique en terminale. Dans la classe, le débat s’instaure dans une ambiance sereine. Au fil des questions, des réponses et des remarques, la réflexion progresse. Quelques rares élèves estiment que l’hebdomadaire « allait trop loin ». Leurs camarades leur opposent la liberté d’expression. Tous participeront à une minute de silence et au sit-in organisé par les élèves pendant la récréation du matin. « Pourquoi ? » interroge l’enseignante en s’adressant à une jeune fille qui n’a rien dit. « En France, on a le droit de s’exprimer, mais pas de tuer. Tout le monde le sait » répond-elle simplement.
« Nous sommes là pour accompagner les élèves, pour les éduquer »
Au lycée Albert Camus, à la périphérie de Lyon, les élèves n’ont pas organisé de manifestation. Quelques un, rares, ont été autorisés à ne pas participer à la minute de silence lorsqu’il l’ont demandé. « J’avoue que je n’étais pas très à l’aise ce matin » indique un professeur. « Je me demandais comment en parler. Je sais que le sujet est sensible, selon ce qu’ils entendent à la maison ». Jeannine Barmasse, la proviseure, n’exclut pas devoir gérer des réactions hostiles. Mais elle insiste sur la mission. « Nous sommes là pour accompagner les élèves, pour les éduquer. Nous travaillons beaucoup sur la notion de respect ».
Un professeur de mathématiques et un professeur d’histoire-géographie ont décidé d’animer ensemble une discussion, l’après-midi, avec une classe de seconde. Ils commencent par décrire précisément l’événement et insistent sur sa gravité. Par petits groupes, les élèves travaillent sur plusieurs notions : la liberté d’expression, la violence, la caricature, les médias… En début de séance, plusieurs affirment qu’ils « savent déjà tout ». Certains critiquent avec virulence la liberté des dessins de Charlie Hebdo, et estiment que certains sujets « comme la religion » sont intouchables. Au fur et à mesure des explications des enseignants et des arguments donnés par leurs camarades, leurs affirmations sont plus nuancées.
En salle des professeurs, la discussion se poursuit. Eric Crabé, enseigne le français, Romain Mozzanega la philosophie. Ils viennent eux-aussi d’organiser un débat. Tous les deux estiment que « ce qui s’est dit à la fin n’était pas la même chose que ce qui s’est dit au début ». « Les élèves ont d’abord critiqué les caricatures, estimant qu’elles s’attaquaient à l’Islam. Au final, on a pu établir que ce n’était pas l’Islam qui était visé ». Pour le professeur de philosophie « il faut du temps pour faire circuler la parole des élèves, mais cela donne un sens à ce qu’il fait, en tant qu’enseignant ».
« Là, on a fait de l’ECJS réellement »
La prudence et la réflexion prévalent aussi à Vaulx-en-Velin, l’une des communes les plus pauvres de l’Est lyonnais, comme à Mermoz, un quartier lyonnais classé en zone sensible. Ici, un directeur d’école a déjà entendu ses élèves déclarer que Charlie Hebdo n’aurait pas « dû insulter le prophète ». Mercredi soir, sous le choc et plutôt circonspect sur l’opportunité de débattre en classe, il relève que des échanges ont pu avoir lieu dans presque toutes les classes et qu’ils se sont bien déroulés. « Nous sommes revenus sur les symboles de la République. En parler correspond à nos missions. » A Vaulx-en-Velin, Marc Jampy, professeur d’histoire-géographie, évoque aussi d’abord des précautions . « Il peut y avoir des provocations de la part des collégiens, mais il faut les prendre comme telles. Les amener à réfléchir ». L’enseignant avait décidé d’intervenir sur le sujet « en cas de demande sérieuse ». Jeudi après-midi, ses élèves de troisième ont exprimé ce besoin. « Ils étaient préoccupés par le fait que Charlie Hebdo n’ait pas été condamné pour les caricatures en 2008. On a remonté le fil du temps, jusqu’à la loi sur la presse de 1881. L’enseignant estime-t-il avoir fait bouger des lignes ? « J’espère… En tout cas, au milieu du buzz, la parole d’un professeur n’est pas désincarnée. Ils savent qu’ils peuvent nous faire confiance. Ce débat, c’est comme des petites graines qu’on pose. Il faut le faire (…) Je suis là pour leur transmettre des connaissances mais aussi leur permettre d’acquérir un esprit critique pour les aider dans la vie. Là, on a fait de l’ECJS réellement ».
A noter encore la réaction très rapide du ministère encourageant les enseignants à permettre à leurs élèves d'exprimer leurs émotions, et la mise en ligne par le CLEMI (ici) de documents.
Muriel Florin