Peut-on former les enseignants à l'éthique ? (un dossier de veille de l'IFE)
Paru dans le samedi 25 novembre 2023.
"Si les (personnes) enseignantes ont besoin d’une boussole éthique pour pouvoir agir dans leur profession, concilier éthique et enseignement n’est pas une évidence", souligne Marie Gaussel dans le dernier "dossier de veille" de l'IFE (Institut français d'éducation - ENS Lyon). Et l'autrice (qui, pour éviter l'écriture inclusive parle des "personnes enseignantes" ou "enseignantes") ajoute que la notion même d'éthique est entourée d'un " flou conceptuel" qui amène à la confondre avec la déontologie ou encore la gestion des risques, ce qui "rend complexe l’appropriation de repères éthiques pour les personnes enseignantes qui agissent le plus souvent dans l’incertitude". Elle conclut d'ailleurs qu' "il appartient aux personnes enseignantes d’accepter de prendre le temps de l’observation et de la perplexité, de ne pas se soustraire aux hésitations ni aux tensions intrinsèques à l’éducation et de maintenir le cap indiqué par leur boussole éthique" personnelle.
Elle évoque d'ailleurs "les déboires d’une épreuve orale ajoutée au programme d’admissibilité de divers concours enseignants en 2009 (dès 2007 pour les professeures des écoles), et supprimée en 2013. Cette épreuve se fixait comme objectif d’évaluer la capacité des (personnes) candidates à développer une réflexion éthique dans leur pratique et à faire preuve d’une attitude responsable dans leurs interactions avec les élèves." Mais elle a aussitôt fait l'objet de vives critiques : risque de porter un jugement sur les valeurs personnelles des candidates, risque de proposer aux candidates des pistes de réponses attendues, risque d’une modélisation normative des situations de vie quotidienne, risque de considérer cette épreuve comme une soumission à la hiérarchie institutionnelle."
"Plusieurs tentatives de définition d’une charte éthique ou d’un code déontologique pour les métiers de l’enseignement ont échoué, du moins en France", note-t-elle. Même si figurent dans le référentiel de compétences des métiers du professorat et de l’éducation, "faire partager les valeurs de la République" et "agir en éducateur responsable et selon des principes éthiques", elle consacre l'essentiel de ce "dossier" à examiner pourquoi l’éthique doit garder "sa dimension problématisante, tâtonnante, perturbante, comme le lieu de la vraie vie", et échappe aux tentative de normalisation.
L’éthique proclamée de l’institution scolaire, "dont la visée est de mener à bien sa mission éducative pour garantir une société juste et démocratique", n'est-elle pas en effet mise à mal "par de nombreuses ambigüités". La "place considérable" faite à certaines notions "comme celle du mérite" vient en effet contredire les objectifs annoncés par l’institution : réussite scolaire et émancipation. Si, autre exemple l’école doit viser "le développement d’une éthique réflexive individuelle face à toutes les religions", comment "garantir la neutralité de l’enseignement" quand les personnes enseignantes adhèrent elles-mêmes à telle ou telle confessions ?
Le souci de l'égalité et le souci de l'équité ne se contredisent-ils pas ? Le principe de l’égalité entre les élèves ne serait-il pas une fiction qui permet "de faire comme si tous les élèves étaient, à la fois, tous égaux et plus ou moins méritants et autonomes ? La personne enseignante, "pour être juste avec tous les élèves", ne doit-elle pas agir de manière identique, quel que soit le niveau de leurs compétences tout en les classant selon leur mérite ou leur valeur lors d’évaluations (...) ? Souhaite-t-on une école qui fait émerger une élite, en mesure de pouvoir tirer vers le haut le restant d’une population ou préfère-t-on plutôt parier sur l’élévation des masses par les progrès de chacun ? En d’autres termes, enseigner consiste-t-il à tendre vers de l’élitisme (pour les meilleurs) ou de l’excellence (pour tous) ?"
La notion de care (intraduisible en français, mais introduite par la loi de refondation de 2013 avec le terme de bienveillance) "pose en premier plan l’importance morale et politique du souci de l’autre, un autre vulnérable et parfois dépendant. Elle s’oppose au modèle normatif de justice universelle qui s’appliquerait hors contexte à toutes et tous de manière semblable."
Au Québec, "l’acquisition d’une compétence éthique fait désormais partie des objectifs de formation continue", mais cette compétence peut-elle être transmise ? N'est-ce pas "une potentialité à laquelle il faudrait aspirer plutôt qu’un objet d’apprentissage aux contours précis et délimités ? Dans les faits, afin d’agir de façon éthique et responsable, les personnes enseignantes fabriquent leurs propres repères et codes de conduite, sur lesquels elles peuvent s’appuyer en cas de situation problématique."
Cette “boussole“ éthique que les enseignants "mobilisent intuitivement, peut s'appuyer sur les vertus de justice, des notions de bienveillance et de care" et plutôt que de vouloit transmettre une éthique, il faudrait “former les futures (personnes) enseignantes à “épouser différents points de vue“, à "évaluer des situations, (à) prendre des décisions dans l’incertitude et (à) effectuer des choix fréquemment dilemmatiques, et pour certains décisifs, pour les parcours scolaires des élèves."
Gaussel, M. (2023). Au cœur de l’éthique enseignante. Dossier de veille de l’IFÉ, 145, novembre. ENS de Lyon (ici).